Évangile du dimanche 29 janvier 2023

4e dimanche du temps ordinaire (année A), selon le récit de Matthieu (5, 1-10)Du pain sur la table

1 À la vue des foules, Jésus monte sur la montagne.
Il s’assoit et ses disciples s’approchent de lui.

2 Il prend la parole pour les enseigner.

3 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les pauvres de souffle:
car le Règne de Dieu est le leur.

4 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les doux:
car eux auront la Terre en héritage.

5 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les affligés:
car eux seront consolés.

6 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, ceux qui ont faim et soif de droiture:
car eux seront rassasiés.

7 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les miséricordieux:
car eux recevront miséricorde.

8 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les purs [au plus profond] du coeur:
car eux verront Dieu.

9 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les artisans de paix:
car eux seront appelés fils de Dieu.

10 Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les persécutés à cause de la droiture:
car le Règne de Dieu est le leur.


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Le commentaire du pain sur la table,

par Georges Convert.

Nous sommes devant un des grands textes de la littérature religieuse. Mais aussi devant un texte souvent controversé, soit considéré comme un idéal inaccessible, soit décrié comme étant une sorte de mépris envers les pauvres. Et il est vrai que parfois ce « bienheureux les pauvres » a pu être compris comme un moyen de faire taire les revendications de justice en promettant un bonheur dans l’au-delà à ceux qui vivent dans la misère.

La place de ce texte dans le récit de Matthieu

Jésus a commencé son ministère par une prédication choc: Faites téchouva (un retour vers Dieu); le Règne des cieux se fait proche (Mt 4,17). Jésus affirme que le règne de Dieu est devenu proche parce que Dieu doit être accueilli comme un Père, le Père miséricordieux, et non plus comme le Dieu juge, qui nous traite selon la justice. Un Dieu juste ne peut être que loin de moi qui suis si faible en amour. Un Dieu miséricordieux au contraire est ce Père qui vient au-devant de moi,  qui court vers moi comme le Père du fils prodigue  pour embrasser son fils et faire éclater sa joie. Puis, le récit de Matthieu nous montre Jésus choisissant des disciples. Il va parcourir avec eux les villages de la Galilée pour prêcher.

L’auditoire de Jésus

Jésus n’adresse pas les béatitudes à un bon auditoire de classe moyenne, qui ont des salaires tout à fait convenables et qui viennent faire une retraite dans un confortable monastère.

Les foules sont composées de malades, de gens qui souffrent, de pauvres gens. La Galilée est occupée par Rome depuis près d’un siècle. Les impôts sont lourds, les soldats romains humilient le fier peuple de Dieu. Le pays boisé et montagneux qu’est la Galilée favorise les opérations de guérilla. Les militants nationalistes sont durement réprimés et les crucifixions sont nombreuses. Ces foules sont désespérées et Jésus les compare à des brebis  qui n’ont pas de pasteur, qui sont sans nourriture spirituelle. Elles ne sont pas nourries du Pain de la Parole de Dieu. Alors Jésus va leur donner une Tora actualisée, renouvelée, une Règle de vie qui leur permettra d’être en communion avec Dieu. Parcourant toute la Galilée, Jésus proclame l’Évangile du Règne (Mt 4,23).

Le mot Évangile est le décalque français du mot grec évangélion qui est composé de deux mots: eu qui signifie bien, bonheur et angelion: annonce, message.

Le message de Jésus, son interprétation de la Tora, est un message de bonheur. Ce mot évangile fait écho probablement aux Écrits d’Isaïe dont le Serviteur-messie annonçait un temps de bonheur pour Jérusalem, après de longues années de souffrance, et le retour des exilés: L’Esprit du Seigneur est sur moi: Il m’a oint messie. il m’envoie porter un message de bonheur (un évangile) aux humiliés, panser ceux qui ont le coeur brisé, proclamer la liberté aux captifs, proclamer l’an de grâce (Is 60,1-2). Ce message de bonheur est rassemblé par Matthieu  dans ce qu’on appelle le Sermon sur la montagne (Mt 5,1-7,29). La façon dont Jésus commente la Tora fera grande impression sur les foules: Quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement; car il enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes (Mt 7,28-29).

Quel est ce bonheur que Jésus propose?

Il y a dans la Bible des textes de bénédictions et de malédictions. Ils décrivent les situations qui sont prédites  à ceux qui mettent en pratique la Parole de Dieu et à ceux qui ne l’observent pas. Si vous suivez mes directives, gardez mes préceptes et les mettez en pratique, je vous donnerai les pluies … la paix … Je vous ferai fructifier et vous vous multiplierez (Lv 26,3-12). Si vous ne m’écoutez pas, si vous rejetez mes préceptes… vous ferez en vain vos semailles, … la terre ne donnera plus ses produits… je vous disperserai parmi les nations (Lv 26,14-35). Le bonheur promis est très concret: de bonnes récoltes, la paix, la fécondité,  trois réalités perçues comme signes de la présence de Dieu. 

Bien des gens traditionnellement religieux ont encore aujourd’hui cette perception que réussite dans le travail et prospérité matérielle sont signes que l’on est béni de Dieu. 

Le Deutéronome reprend ce thème du choix entre bonheur et malheur: Je mets devant toi aujourd’hui la vie et le bonheur, la mort et le malheur, moi qui te commandes d’aimer le Seigneur, de suivre ses chemins, de garder ses préceptes. … Tu choisiras la vie pour que tu vives, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix (Dt 30,15-16.19-20). C’est toute une vie de relation, de communion avec Dieu qui est proposée et qui dépend du chemin que l’être humain va choisir. En suivant la Tora, l’enseignement de Dieu, on est donc sur un chemin de bonheur.

Bienheureux ou Ils sont sur le chemin du bonheur? Jésus n’a pas l’impudeur de dire à ces pauvres qu’ils sont heureux d’être pauvres. L’expression grecque makarioï (heureux) traduit le mot hébreu ashréi. La signification première de ce mot est la marche et le sens second le bonheur. Les citations du Lévitique et du Deutéronome ont déjà montré le lien  entre le bonheur et le fait de marcher dans la voie tracée par Dieu (la Tora). Le mot ashréi est employé souvent dans les psaumes. Heureux celui qui ne s’arrête pas sur le chemin des pécheurs mais qui trouve sa joie dans la Règle du Seigneur (1,1). Heureux ceux dont la conduite est droite et qui marchent dans la Règle du Seigneur (119,1). Les directives du Seigneur sont droites: elles rendent le coeur joyeux (19,9). On voit dans ces textes trois réalités qui forment comme une trilogie:

– la Règle de vie de Dieu (la Tora),

– le chemin de droiture qu’elle indique

– et le bonheur qu’elle promet.

Chaque pas sur la voie de la Règle de Dieu conduit vers le bonheur qui ne sera atteint pleinement qu’au terme de la route. Allégresse pour celui qui marche ainsi vers ce bonheur  d’une communion avec Dieu et d’une fraternité entre les humains!

Si le bonheur est réservé à ceux qui marchent dans la voie des préceptes, comment comprendre que Jésus le promet aux pauvres? Pourquoi le règne de Dieu appartient-il aux pauvres? On sait que Dieu est le véritable roi du peuple d’Israël. C’est Lui qui dirige son peuple par sa Tora. Le roi-messie est le lieutenant du Roi Divin et son rôle premier est de faire respecter la Tora de Dieu. Lorsque des riches vont exploiter des pauvres, il appartient au roi de rétablir la justice. Dieu, donne ton jugement au roi. … Qu’il gouverne ton peuple avec droiture et tes humbles selon le Droit. Il écoutera le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide. Compatissant aux pauvres et aux faibles, il sauvera la vie des pauvres de l’oppression, il rachètera leur vie de la violence (Ps 72,1-2.12-14). Le chant du Magnificat, reprenant le cantique d’Anne (en 1S 2,4-8),  chante l’intervention de Dieu en faveur des pauvres: Il a renversé les puissants de leurs trônes et il a élevé les humbles. Ceux qui étaient affamés, il les a rassasiés et Il a renvoyé les riches les mains vides (Lc 1,52-53). Si le règne de Dieu se fait proche, c’est que les droits des pauvres vont être protégés et qu’ils auront, eux aussi, accès au chemin qui mène au bonheur.

Si le chemin du bonheur est indiqué par la Règle de Dieu, la Tora, comment peuvent marcher vers le bonheur ceux qui sont marginalisés  et ne peuvent pas vivre pleinement la Tora? En effet, certaines couches de la population ne connaissent pas vraiment la Tora parce que leur pauvreté ou leur métier (comme celui de berger) les empêchent  d’aller à la synagogue, qui est le lieu d’instruction pour les gens du peuple. Ce sont ceux que l’on nomme les am-ha-arez, les gens du pays. Ce sont à la fois des pauvres -économiquement parlant-,  des gens qui sont malades, à bout de souffle, incapables de travailler et devant mendier, des gens au souffle court, qui sont abattus et humiliés; mais ils sont aussi, le plus souvent, des ignorants. Ils ne peuvent connaître -et encore moins mettre en pratique- les 613 règlements  dont les traditions ont surchargé la Tora.  Ils sont méprisés par les gens instruits, qui sont allés aux écoles des rabbis: les scribes, les rabbis, les pharisiens, les prêtres. À cause de cette ignorance, ils sont impurs et incapables de se présenter au Temple. Ces pauvres peuvent avoir l’impression d’être aussi rejetés par Dieu.

Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les pauvres de science. C’est ainsi que Marcel Jousse traduit: pauvres de souffle, des gens qui ont peu d’instruction.

Jésus, lui, va faire le choix de prêcher un chemin de bonheur pour les pauvres. Il modèle son action sur celle de Dieu, telle que les psaumes la décrivent: [Les pauvres] crient, le Seigneur-Dieu entend et les délivre de toutes leurs détresses. Le Seigneur-Dieu est près des coeurs brisés et il sauve les esprits abattus (Ps 34,18-19).

Dans Luc, Jésus annonce qu’il vient -au nom de Dieu- proclamer l’an de grâce, où les pauvres vont retrouver la liberté et la dignité, où les humiliés vont retrouver le souffle de vie que Dieu leur a donné.

Jésus ne s’adresse pas à l’élite intellectuelle de son peuple. Ceux-là savent beaucoup de choses sur Dieu et sur la Tora; ils sont riches de connaissances et finissent par croire  qu’on ne peut devenir justes devant Dieu que si l’on sait toute sa Tora. Jésus pense plutôt que ce qui compte devant Dieu,  ce n’est pas le savoir mais l’accueil de son amour. Et les petits sont souvent les plus disposés à accueillir l’amour: car le pauvre sait qu’il a tout à recevoir. Pour lui, la communion à la vie divine est un don à accueillir  avant d’être une faveur à mériter. Dieu ne peut devenir le Père que de ceux qui consentent à être ses fils et ses filles, qui savent qu’ils ne sont pas eux-mêmes la source de leur vie et qu’ils doivent se laisser engendrer à la vie divine. Mais c’est aussi dans la relation au prochain que l’on découvre d’expérience ce mystère de l’amour, mystère d’humilité. Celui qui sait recevoir la vie de l’autre qui est son prochain, celui-là peut connaître le bonheur d’être aimé. La première béatitude est bien la béatitude de base, car elle exprime l’attitude fondamentale: savoir humblement recevoir, seule attitude qui peut nous faire entrer dans le règne de l’amour.

Plus tard, dans sa prière, Jésus remerciera son Père d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits (Mt 11,25).

Ils sont sur le chemin du bonheur, ceux qui ont faim et soif de droiture. On traduit habituellement ceux qui ont faim et soif de justice. Mais il ne s’agit pas ici de la justice des tribunaux ni même de la justice d’équité. La droiture dont Jésus veut que ses disciples soient assoiffés, c’est une droiture qui surpasse celle des scribes (cf. Mt 5,20). Pour eux, la faveur de Dieu se mérite, se monnaye par les bonnes actions. Mais Dieu n’est pas un distributeur de récompenses. C’est un père de toute bonté, de toute générosité. D’une certaine manière, Dieu est injuste parce qu’il est bon. Regardons le père du fils prodigue ou le patron des ouvriers de la 11e heure. Avoir faim et soif de droiture, c’est être affamé d’amour. Assoiffé d’être aimé et d’aimer. Gratuitement. 

Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les miséricordieux. Le mot hébreu rahamim (miséricorde) évoque les entrailles d’une mère. Être miséricordieux, c’est être « pris aux entrailles » devant une situation de misère. C’est avoir le coeur attentif aux souffrances et poser des gestes de compassion, de bonté pour soulager ces détresses. Pardonner est l’oeuvre de miséricorde par excellence: une manière de faire revivre quelqu’un en le prenant dans notre matrice.

Le tableau de Rembrandt sur le père et ses deux fils illustre bien cela: la tête du fils prodigue ressemble à celle d’un foetus qui se blottit dans le sein du père. 

Ils sont sur le droit chemin du bonheur, les artisans de paix. Le mot paix dans la langue de Jésus se dit Shalom Il évoque ce qui est intact, complet, d’où l’entente, l’harmonie, la concorde, l’unité. Les artisans de paix sont ceux qui travaillent à établir les conditions favorables afin que tous vivent dans la concorde et que chacun puisse s’épanouir  en harmonie avec lui-même, avec les autres et avec Dieu. Cette action pour la paix ira jusqu’à l’amour de l’ennemi. N’est-ce pas ainsi que Jésus décrit les fils de Dieu? Il a été dit: «Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.» Moi je vous dis: «Aimez vos ennemis afin de devenir les fils de votre Père  car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons» (Mt 5,43-45). N’oublions pas que le messie, le premier des fils de Dieu, est  celui qui doit apporter la paix en réconciliant Israël et les autres peuples: À partir du Juif et du païen, il a voulu créer en lui un seul être nouveau, en établissant la paix et les réconcilier avec Dieu en un seul corps (Ép 2,15-16).

Ils sont sur le droit chemin du bonheur les purs au plus profond du coeur. Pour bien des gens fidèles à la Tora, on ne peut « voir Dieu » sans être purifié. Pour cela, il faut pratiquer des bains de purification. Mais ces bains doivent être le signe d’une purification intérieure. Évoquons Isaïe à qui Dieu révèle sa grandeur et sa sainteté dans le Temple: Malheur à moi! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur (Is 6,5). Pour Jésus, la pureté ou l’impureté se situe d’abord au coeur de la personne: Du coeur procèdent les desseins mauvais:  meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations.  Voilà ce qui rend quelqu’un impur (Mt 15,18-19). «Devant Dieu, [la personne] est pure ou impure, non pas en raison de ce qu’elle mange, mais selon que son coeur est habité ou non par des desseins mauvais. Car c’est dans le coeur que tout se décide; c’est là que se mijote tout ce qu’une personne peut faire de mal.»  (Michel Gourgues, Foi, bonheur et sens de la vie, Médiaspaul 1995, p. 45)

À la différence des hypocrites, les purs de coeur sont ceux et celles dont l’agir extérieur est en correspondance avec leur être profond. Dans nos mots d’aujourd’hui, cette béatitude pourrait être l’authenticité,  si on comprend dans ce mot, non la seule sincérité, mais la recherche de vérité dans les rapports avec Dieu et avec les autres. Ils sont purs, authentiques, ceux dont les actes sont en accord  avec ce que le coeur désire au plus profond.

Le Deutéronome et le Lévitique disaient qu’il y a un choix entre la vie et la mort et que ce choix consiste à mettre en pratique la Tora. Jésus ne contredit pas cela mais il accomplit la Tora en mettant l’accent sur l’amour. «Jésus révèle le bonheur d’aimer et le malheur de ne pas aimer et rappelle, jusqu’à l’obsession, que personne n’existe sans quelqu’un d’autre.»  (G. Ringlet, L’Évangile d’un libre penseur, Albin Michel 1998, p. 120) Si le bonheur est possible, malgré les souffrances, les injustices, les violences, c’est parce que l’amour peut être vécu au coeur même de ces situations. Il peut l’être parce que Dieu nous aime et qu’Il met son amour en nous à la seule condition d’ouvrir notre coeur. Qui ouvre son coeur à Dieu, s’efforcera d’aimer son prochain, quel qu’il soit, en faisant pour lui «ce que l’on voudrait qu’il fasse pour nous» (cf. Mt 7,12). C’est là que se trouve le seul bonheur qui soit d’éternité.

Georges Convert

»»» Questions

  1. Quelle est la conception du bonheur dans la Bible de Moïse?
  2. Quelle est la conception du bonheur chez Jésus?
  3. Pourquoi traduire heureux par «celui qui est sur le chemin du bonheur»?
  4. Pourquoi Jésus prêche-t-il pour les gens du peuple?
  5. Quelle conception personnelle avons-nous du bonheur? Est-elle marquée par Jésus? Est-il vrai, pour nous, «qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir»? Nos relations avec les autres sont-elles marquées par la gratuité?
  6. Que pouvons-nous faire concrètement pour lutter contre la misère?
  7. Notre communauté chrétienne est-elle témoin de la béatitude des pauvres, des démunis?

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