13e dimanche ordinaire (année A), selon l’écrit de Matthieu (10, 37-42)
37 Celui qui me préfère père ou mère ne vaut pas pour moi.Celui qui me préfère fils ou fille ne vaut pas pour moi. 38 Celui qui ne prend pas sa croix
et ne me suit pas ne vaut pas pour moi. 39 Qui trouve sa vie la perdra.
Qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. 40 Qui vous accueille m’accueille.
Qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé. 41 Qui accueille un prophète en qualité de prophète recevra récompense de prophète.
Qui accueille un juste en qualité de juste recevra récompense de juste. 42 Qui donne à boire seulement un verre d’eau fraîche à un de ces petits
en sa qualité de disciple, il n’y a pas de crainte qu’il perde sa récompense.
—
Le commentaire du pain sur la table,
par Georges Convert.
Des phrases toutes simples mais difficiles à saisir…
tant elles nous semblent ou invivables ou insupportables.
Comment concilier l’humilité de Jésus avec cette prétention à un amour exclusif?
Comment devoir choisir la Croix quand on veut suivre celui qui s’est dit le chemin de la vie?
La place de ce texte dans le récit de Matthieu
Nous sommes dans le chapitre qui nous décrit ce que c’est qu’être disciple de Jésus.
Il y a comme une ligne directrice qu’il ne faut pas oublier,
une sorte de maillon qui relie le disciple à Jésus et Jésus au Père Divin.
Un proverbe rabbinique dit: «L’envoyé est comme celui qui l’envoie.»
Ce qui est dit de Jésus doit donc se comprendre en pensant au Père,
ce qui est dit du disciple doit se comprendre en pensant à Jésus et au Père.
Qui me préfère père ou mère…
Le texte grec dit: qui « affectionne » plus que moi.
Il s’agit de l’amour naturel, de l’amitié,
que l’on porte spontanément à ceux pour qui on a de la sympathie
à cause des affinités de sang, de sentiments ou de pensée.
Jésus ne veut certainement pas nous dire que ces liens sont mauvais.
Le Décalogue juif ne dit-il pas: Honore père et mère?
Nos parents sont en effet le symbole de l’essentiel de la vie.
Car vivre, c’est d’abord recevoir la vie, accueillir l’amour.
Nous sommes le fruit d’un don…
En effet nous ne sommes pas le décideur de notre propre existence.
Nous n’avons pas choisi de naître à ce monde
et nul ne devient vraiment adulte qu’en acceptant d’être comme un « don au monde ».
Mais d’autre part ceux qui nous ont engendrés ne sont eux-mêmes
que des relais de l’Unique Engendreur, de la seule Source créatrice de la vie: Dieu.
Jésus le rappelle souvent: Vous n’appelerez personne du nom de père sur la terre,
car vous n’en avez qu’un seul, le Père des cieux (Mt 23,9).
C’est pourquoi notre affection envers père et mère ne peut être vraie que
si elle nous renvoie à la paternité-source.
Nous ne saurons porter un véritable amour gratuit à nos parents
que si nous les aimons de cet amour
qui prend son modèle et sa force dans la relation intime avec le Père Divin.
Eux comme nous, nous sommes aimés du Père Éternel, d’un amour parfait.
Quand un jeune choisit son métier, sa vocation,
ses parents ne sont pas toujours d’accord avec le choix.
Mais si le jeune se prend en mains, fait un choix qui le rend libre,
son amour envers ses parents va aussi devenir plus libre et plus vrai.
Jésus, parce qu’il est l’image parfaite de son Père, parce qu’il agit comme le Père,
est pour nous comme le rappel visible de l’amour de ce Père que nous ne voyons pas;
dans notre relation avec lui, il est celui qui nous renvoie constamment au Père:
ne me préfère pas père et mère mais découvre en moi l’amour infini dont le Père t’aime.
Qui me préfère fils ou fille…
Jésus aime trop les enfants pour qu’on puisse interpréter cette phrase
comme s’il fallait sacrifier l’amour de ses enfants pour un amour envers un Maître jaloux.
Engendrer, n’est-ce pas d’ailleurs une expérience forte
qui va nous rapprocher de Dieu, le Seul Engendreur?
Avoir fils ou fille c’est donner la vie, redonner gratuitement cette vie qui nous est donnée.
Aimer son enfant, c’est partager l’expérience d’amour de Dieu-Père
à condition d’aimer notre enfant en vérité,
c’est-à-dire de l’aimer libre sans chercher à le posséder.
Le vouloir libre, sans jamais se l’attacher au risque de le subordonner à notre vouloir.
En aimant de cette manière, nous imitons Jésus qui imite le Père.
Ne me préfére pas fils ou fille, mais découvre en moi l’amour inconditionnel
dont Dieu aime chaque humain pour en faire son frère.
Celui qui ne prend pas sa Croix…
Suivre Jésus, c’est être son disciple. Suivre Jésus suppose d’accepter la Croix.
Il ne s’agit pas ici de ce que nous appelons parfois nos petites croix quotidiennes:
les petits ennuis de santé, les contradictions au travail, les préoccupations avec les enfants.
Il s’agit de cette manière d’aimer qui est propre à Dieu:
aimer même son ennemi, aimer jusqu’au pardon,
qui nous conduit à aimer jusqu’au don de notre vie.
Dans les conflits, et tout spécialement ceux qui se vivent avec les plus proches,
il s’agit d’aimer jusqu’au pardon en exposant sa vie, en portant sa croix.
Cela peut se vivre, malheureusement, à l’intérieur de la famille, du couple:
une trahison entre époux, un fils qui nous vole, un frère qui salit notre réputation.
Cela peut arriver entre amis:
pensons aux jeunes nazis qui faisaient passer l’idéologie avant les liens d’amitié
et pouvaient faire arrêter leur meilleur ami.
Prendre sa Croix, c’est refuser de laisser monter la haine en nous.
L’amour qui vient de Dieu nous conduit à choisir de livrer notre vie
à la haine destructrice de l’autre
dans l’espérance que l’amour puisse guérir de la haine celui qui nous hait.
Cela peut arriver au travail… lorsque la collaboration s’avère difficile
avec quelqu’un qui ne pense qu’à lui, qui est prêt à tout pour son avancement.
Au lieu de faire du ressentiment, de chercher à se venger,
prendre sa Croix, c’est garder la sérénité dans cette relation,
chercher à comprendre ce qui fait agir l’autre
et parvenir à lui parler en faisant appel au meilleur de lui-même.
Certes, ce pardon n’est jamais facile. Il sera parfois même héroïque.
Il est de source divine et ne peut se vivre qu’en communion avec Dieu.
Parfois, il faudra du temps pour parvenir à pardonner, tant notre sensibilité s’y refuse.
Dieu ne peut changer notre sensibilité au « forcing », sans respecter notre rythme.
L’important est de ne pas se refuser à cette lente conversion de notre sensibilité,
de ne pas nous ancrer dans le refus du pardon.
Voilà l’enseignement et la pratique de Jésus.
À cause de lui, comme lui, le disciple doit s’attendre à voir son amour rejeté.
Ne me préfère pas ta sécurité en sacrifiant l’amour…
mais découvre en moi l’amour véritable qui seul peut sauver ta vie.
Qui perd sa vie sur la croix, la trouve
car il trouve l’amour qui est le vrai, l’amour qui fait vivre éternellement.
Il ne s’agit pas de mépriser la vie comme si elle n’avait aucune valeur.
Il s’agit au contraire de trouver la vraie vie,
la vie qui est pleinement humaine, car elle puise sa source en Dieu.
Mais, inversement, si, pour garder ton « moi »,
tu limites ton amour à père ou mère, fils ou fille, à tes amis,
si tu n’aimes que d’un amour conditionnel,
si ton amour se refuse d’aller jusqu’au pardon,
alors tu n’as pas encore trouvé la source de la vraie vie, ou tu l’a perdue,
tu n’es pas encore mon disciple, et tu n’es pas encore fils, fille du Père Divin (Mt 5,45):
Moi je vous dis: aimez vos ennemis pour être vraiment les fils de votre Père des cieux.
Qui accueille un prophète, un juste, un de ces petits…
Qui sont ces gens? Certains pensent qu’on énumère ici des gens
qui ont des fonctions dans les premières communautés chrétiennes.
Mais il faudrait alors conclure que le texte a été remanié après Pâques
puisque Jésus ne peut parler de ce qui se passera après sa mort…
Ne faut-il pas voir plutôt ici des fonctions existantes dans les communautés juives?
En d’autres temps Jésus parle des prophètes et des justes:
Beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré voir
ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu…
Mais vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient
et vos oreilles parce qu’elles entendent (Mt 13,16-17).
C’est aussi cette interprétation que l’on trouve dans un autre passage:
Malheureux scribes et Pharisiens hypocrites,
vous qui bâtissez les sépulcres des prophètes
et décorez les tombeaux des justes… (Mt 23,29).
Prophètes et justes ne font-ils pas référence
aux deux grandes divisions des Écrits bibliques: la Loi et les prophètes.
Les justes sont ceux qui sont fidèles à la Tora de Dieu, la Règle de vie de l’alliance;
les prophètes sont ceux qui rappellent au peuple l’esprit de l’alliance,
esprit qui doit toujours inspirer l’application des directives de la Règle
pour ne pas en faire une application littérale, sans âme.
Appliquer la lettre de la Règle fausse la Règle si on n’en connaît plus l’esprit.
Ces deux vocations du peuple de Dieu: la prophétie et la fidélité à l’alliance avec Dieu
sont des vocations toujours nécessaires et fructueuses.
À condition que ceux qui les vivent n’en tirent pas orgueil,
ne cherchent pas à en retirer des dividendes auprès de Dieu,
ne pensent pas que cela leur fait mériter la reconnaissance de Dieu.
Ceux-là ont reçu alors leur récompense.
Tels étaient souvent les disciples des Pharisiens ou des Ésséniens ou des Baptistes.
Tels ne doivent pas être les disciples de Jésus.
Jésus n’a pas recruté ses disciples dans les milieux cultivés, dans les confréries pieuses.
Les écoles rabbiniques se trouvaient à Jérusalem et non en Galilée.
De la Galilée peut-il sortir quelque chose de bon?, disait l’étudiant Nathanaël (Jn 1,46).
Et ailleurs on trouve cette remarque des chefs juifs à propos de Jésus:
Parmi les notables ou les Pharisiens, en est-il un qui ait cru en lui?
Il n’y a que cette masse qui ne connaît pas la Tora! des gens maudits! (Jn 7,48-49).
Les disciples de Jésus sont des gens simples qui n’ont pas été aux écoles des synagogues.
Ils ne peuvent tirer mérite de leur observation de la Tora, se considérer comme des justes.
Ils ne peuvent se prétendre des prophètes, dénonçant le péché des responsables.
Ceux qui accueilleront ces petits ne pourront espérer de récompense pour leur accueil:
une récompense comme celle qu’on espérait de l’accueil d’un prophète ou d’un juste.
En effet, dans la pensée biblique, l’accueil est toujours récompensé
et permet de devenir comme celui qu’on accueille: qui accueille un juste devient juste.
Cela est proche de ce vieux diction: «Qui s’assemble se ressemble.»
Jésus va étonner en disant que celui qui accueille un petit, un humble
c’est lui-même, Jésus, qu’il accueille.
Recevoir celui que j’enverrai c’est me recevoir moi-même
et me recevoir c’est aussi recevoir Celui qui m’a envoyé (Jn 13,20).
Qui accueille en mon nom un enfant m’accueille moi-même (Mt 18,3).
Pourquoi cette assimilation de Jésus au petit, au simple, au pauvre?
Il me semble qu’il s’agit là encore du visage que Jésus a de Dieu.
Dieu aime inconditionnellement, sans égard au titre, au qualité des personnes.
Si recevoir quelqu’un c’est recevoir ce qu’il représente (un notable, un juste, un prophète),
on ne reçoit Dieu que lorsqu’on reçoit quelqu’un
qui n’a aucun titre qui puisse mériter notre considération et notre amour.
On ne reçoit Dieu que lorsque notre accueil est gratuit, inconditionnel.
On ne nourrit Dieu que lorsque l’on invite à sa table celui a faim
et qui ne pourra nous rendre notre invitation.
On ne visite Dieu que lorsqu’on va voir le malade ou le prisonnier
qui ne sauront nous rendre la politesse de notre visite.
On ne vêtit Dieu que lorsqu’on donne un vêtement à celui qui est nu
et ne peut nous nous récompenser de notre geste.
Tel est l’enseignement de la parabole du Jugement dernier (cf. Mt 25, 31-46).
D’autre part, les humbles nous aident à être vrais.
Les gens simples ne comprennent vraiment l’Évangile que lorsqu’ils voient
ce que cela veut dire concrètement dans leur vie de chaque jour.
Les gens plus instruits risquent de s’illusionner
en croyant vivre l’Évangile parce qu’ils en parlent bien.
Récemment, un ami qui ne fréquente pas l’Église me racontait simplement son vécu:
«Je regardais mon base-ball, me disait-il, quand on a frappé à la porte.
C’était ma voisine qui me demandait de conduire sa fille à l’hôpital.
J’ai lâché le base-ball et nous sommes allés à l’urgence.»
Son geste me faisait comprendre pourquoi Jésus parle d’attitude toute simple
comme étant décisives dans notre relation à Dieu et aux autres.
Qui ne peut partager un verre d’eau?
Qui ne peut rendre visite à un malade?
Cette attitude, Jésus nous dit qu’elle est celle même du Père:
Dieu se vit dans ces petits gestes d’amour… car ils sont gratuits et vrais.
Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche,
à l’un de ces petits en sa qualité de disciple,
il n’y a pas de crainte qu’il perde sa récompense.
N’y-a-t-il pas une certaine contradiction ici?
Si le petit est le symbole, le sacrement de l’amour gratuit,
comment Jésus peut-il nous parler encore de récompense?
Il nous faut revenir au texte qui suit les Béatitudes.
Jésus demande de prier, de jeûner et de partager avec le prochain,
sans chercher des récompenses, ni de la part des humains, ni de Dieu.
Que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite (Mt 6,3).
Ne prie pas afin d’être vu… (Mt 6,5).
Mais, au contraire, fais tout cela discrètement, dans le secret.
Sans rien chercher en retour.
Et ton Père qui voit ce qui est caché te le rendra (Mt 6,4).
Ta récompense viendra… mais en son temps, comme Dieu le voudra.
Elle viendra gratuitement comme aura été gratuit ton geste.
Elle viendra comme un don et non pas comme un dû.
Dieu ne peut rien donner en échange de quelque chose
car Dieu ne peut donner que lui-même, que son amour,
Dieu ne peut donner que de l’amour… et tout cela est pur don.
J’aime à reprendre ce vieux dicton québécois:
«Quand tu donnes au pauvre, tu prêtes à Dieu et c’est la vie qui te le rendra.»
Celui qui donne au disciple de Jésus qui est un petit, donne gratuitement
et il n’y a pas de crainte qu’il perde sa récompense.
En effet sa récompense n’est pas celle des humains mais celle de Dieu.
Et Dieu ne peut être que fidèle et Il donnera toujours au moment que l’on n’attend pas,
de la manière que l’on n’attend pas… et il donnera sans mesure.
Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement (Mt 10,8).
Voilà la communauté que veut rassembler Jésus.
Une communauté de gens qui s’aiment non en raison de leurs qualités et de leurs mérites,
mais des frères et des soeurs qui traitent chacune et chacun comme un être unique,
qui aiment avec cette qualité d’amour et d’attention qui s’apprend au contact de Jésus.
Ce style de communauté sera celui de Paul:
Frères, considérez qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel de Dieu:
il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux du monde,
ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille.
mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages;
ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort… (1 Co 1,26-27).
Cela nous donne la caractéristique d’une communauté chrétienne:
le petit, le pauvre doit y avoir sa place, tout autant que la personne instruite et fortunée.
Déjà, aux tout-débuts de l’Église, la lettre de Jacques (2,1-5) traitait de cette question:
S’il entre dans votre assemblée un homme aux bagues d’or, magnifiquement vêtu,
s’il entre aussi un pauvre vêtu de haillons,
si vous vous intéressez à l’homme qui porte des vêtements magnifiques et lui dites:
«Toi, assieds-toi à cette bonne place» et si vous dites au pauvre «Toi, tiens-toi debout»,
n’avez-vous pas fait une discrimination?
N’est-ce pas Dieu qui a choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde
pour les rendre riches en foi et héritiers du Royaume?
«Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es.»
Si tu ne côtoies jamais des gens simples, dis-toi que tu te prives d’une grande richesse.
Si tu ne fréquentes ni l’immigrant dénué de tout,
ni le malade chronique, ni la personne âgée solitaire,
tu risques fort de ne pas rencontrer Jésus en vérité…
Tes relations courent le danger d’être marquées du sceau de la rentabilité.
Tu seras alors loin de la gratuité et donc bien loin du Père Divin.
N’est-ce pas ce que pressentent bien des jeunes qui sont plongés
dans le monde post-moderne de la consommation et de la rentabilité:
un monde où tout se paye et se mérite jusqu’à la paralysie du don et du spontané.
N’est-ce pas ce besoin de gratuité qui les amène à trouver le temps d’être bénévoles?
ou de partir dans les pays en voie de développement?
Parce qu’ils se seront donné des espaces de gratuité, ils ne perdront pas leur récompense:
ils trouveront le chemin de la liberté qui seul mène à la joie et à la rencontre de Dieu.
Georges Convert
»»» Questions
- Comment comprendre: «qui me préfère père et mère, fils ou fille»?
- Pourquoi Jésus demande-t-il de prendre sa croix?
- Dans le peuple de Dieu, quelles sont les fonctions du prophète, du juste?
- Quelle est la fonction du petit?
- Pourquoi Jésus peut-il dire: «qui accueille un enfant c’est moi qu’il accueille»?
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