Évangile du 8e dimanche du temps ordinaire (année C), selon l’écrit de Luc (6, 39-45)
39 [Jésus] leur dit ensuite un exemple:
Est-ce qu’un aveugle peut conduire un autre aveugle?
Ne tomberont-ils pas tous deux dans un trou? »
40 Un disciple n’est pas au-dessus de son maître:
celui qui est formé sera comme son maître.
41 Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère,
alors que la poutre qui est dans ton œil à toi tu ne la remarques pas?
42 Comment peux-tu dire à ton frère:
«Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil»,
toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil?
Hypocrite! Enlève d’abord la poutre de ton œil
et alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère.
43 En effet, il n’y a pas de bon arbre qui fasse de mauvais fruit,
ni de mauvais arbre qui fasse de bon fruit.
44 En effet, chaque arbre se connaît à son propre fruit.
En effet, on ne récolte pas des figues sur des ronces,
et on ne vendange pas du raisin sur un buisson.
45 L’être humain qui est bon, du bon trésor du cœur, tire le bien.
Et le mauvais, de son mauvais [fond], tire le mal.
C’est en effet du trop plein du cœur que parle sa bouche.
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Le commentaire du pain sur la table,
par Georges Convert.
Nous sommes dans la dernière partie de ce grand ensemble de paroles de Jésus, appelé le «discours dans la plaine» (Lc 6,17-49). Luc y donne comme un résumé de l’enseignement de Jésus. La parabole de celui qui bâtit sur le roc fera conclusion: le vrai disciple construit sa vie en mettant en pratique l’enseignement de Jésus.
Le disciple de Jésus doit être l’instrument de la miséricorde de Dieu. Les images de l’aveugle et de l’arbre vont décrire comment le disciple de Jésus doit vivre et agir pour être un bon instrument. Les paroles de Jésus, qui sont regroupées ici par Luc, se trouvent très dispersées dans le récit de Matthieu. Il est possible que ce regroupement gauchisse quelque peu leur sens originel. Mais il nous faut les comprendre dans le cadre où Luc les a rassemblées. Le procédé est traditionnel dans la prédication des rabbins du temps. On ne consacre que quelques phrases à chaque sujet afin de mieux soutenir l’attention des auditeurs. Un sujet en amène un autre, relié parfois par un même mot, ou une même image.Ainsi l’image de l’aveugle a pu amener celle de la poutre dans l’œil. L’image de l’arbre et de ses fruits, celle du trésor du cœur et des actes. Cette façon de prêcher se dit: enfiler des perles. Les images seront parfois des hyperboles (figures de style qui exagèrent pour mieux exprimer une idée), comme l’image de la poutre dans l’œil. Mais nous avons aujourd’hui de semblables exagérations pour mieux frapper l’imagination: ainsi nous parlons «d’avaler des couleuvres», «de voir 36 chandelles» ou «que le ciel va nous tomber sur la tête».
Est-ce qu’un aveugle peut conduire un autre aveugle ?
De qui Jésus parle-t-il? Dans le récit de Matthieu, ce sont les Pharisiens qui sont décrits comme des guides aveugles: Laissez-les: ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou! (Mt 15,14) Mais ici, en Luc, il ne s’agit plus des Pharisiens mais des disciples de Jésus.Au sein de la communauté chrétienne, certains ont des responsabilités à assumer pour guider leurs frères et sœurs. Ailleurs, Jésus compare le guide de son «Église» (de son assemblée) à l’intendant d’une grande maison: Quel est donc l’intendant fidèle, avisé, que le maître établira sur sa domesticité pour distribuer en temps voulu les rations de blé? (Lc 12,42) Jésus pouvait prévoir facilement que tous les guides ne seraient pas toujours exemplaires. Le premier d’entre eux, Simon-Pierre, reniera son maître. Les autres apôtres se disputeront pour savoir quel sera le plus grand parmi eux: Ils en arrivèrent à se quereller sur celui d’entre eux qui leur semblait le plus grand. Il leur dit: «Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande la place de celui qui sert. Lequel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert? N’est-ce pas celui qui est à table? Or, moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert.» (Lc 22,24-27) Jésus décrit le rôle des guides comme étant un rôle de service. Si les guides oublient cet esprit de service, ils se conduisent alors en aveugles et ils feront chuter ceux qu’ils doivent aider à être eux aussi des serviteurs. Les images qui suivent vont expliciter cela: Comment peux-tu dire à ton frère: «Frère, laisse-moi enlever la paire qui est dans ton œil», toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil? (cf Lc 22,24 ss) La poutre représente sans doute ce sentiment de supériorité, de domination, dont parlait Jésus aux apôtres lors du Repas des adieux. Le fabuliste français Jean de La Fontaine exprimait la même idée par cette formule: «Lynx envers nos pareils et taupes envers nous.» On a des yeux de lynx, perçants, pour discerner la moindre faille chez autrui. Mais on a des yeux de taupe, aveugles, sur nos propres défauts. Souvent ce sera le ressentiment, la jalousie, voire la haine, qui nous rendront très sensibles aux faiblesses des autres. Pour mieux nous justifier, nous grossirons leurs faiblesses et nous serons incapables de voir les qualités qui rendent belles ces personnes. Olivier Clément écrit: «Se justifier soi-même en condamnant les autres est notre pente permanente, dans la vie privée comme dans la vie publique. Rien n’est plus important pour celui qui est engagé dans la vie spirituelle que le refus de se faire valoir en méprisant les autres.» Antoine de Saint-Exupéry disait pour sa part qu’«on ne voit bien qu’avec le cœur, car l’essentiel est invisible aux yeux». C’est le cœur miséricordieux (sensible à la misère de l’autre) qui est ce sens spirituel qui nous permet de voir les autres comme Jésus les voit. L’apôtre Paul écrira aux chrétiens de Philippe un semblable conseil (Ph 2,3): Ne faites rien par gloriole, mais avec humilité considérez les autres comme supérieurs à vous. Cette capacité de s’émerveiller des beautés de l’autre est la condition de l’amour. Simone Weil disait qu’«éduquer quelqu’un, c’était l’élever à ses propres yeux». Pour faire cela avec vérité, il faut aussi l’élever à nos propres yeux. Les conseils de Jésus (ne jugez pas, ne condamnez pas), nous permettent de penser que ce qui nous rend aveugle, c’est surtout le manque de miséricorde. En effet, la mesure dont nous nous servons alors pour nos frères et sœurs est terriblement étroite et sévère. Nous ne verrons pas en eux la promesse de beauté éternelle qui demeure inscrite dans le plus profond du cœur, quel que soit son péché. L’image de la mesure fait penser à l’entonnoir. Le côté évasé représente le don de Dieu: total et sans mesure. Le bout resserré représente notre capacité à accueillir et recevoir le don de Dieu. Et il représente aussi la mesure dont nous nous servons dans notre amour du prochain.
Un disciple n’est pas au-dessus de son maître: celui qui est formé sera comme son maître
Matthieu rapporte cette même phrase: Le disciple n’est pas au-dessus de son maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur. (Mt 10,24) En Matthieu, il s’agit du maître qu’est Jésus et qui sera livré à la mort. Comme le maître, le disciple doit donc s’attendre à être lui aussi persécuté. Mais ici, en Luc, le maître doit sans doute être compris comme étant le disciple de Jésus qui est devenu le guide et le formateur de ses frères et sœurs. Le guide qui ne vit pas la miséricorde de Dieu ne peut être un guide éclairé. Puisqu’il ne connaît pas le vrai visage de Dieu tel qu’Il s’est révélé à Moïse (je suis Dieu de tendresse), puisqu’il ne vit pas lui-même de miséricorde, il ne peut donc pas faire connaître le Dieu de miséricorde à ses frères et sœurs. Le disciple que l’on forme ne connaît pas (n’aime pas) différemment du disciple qui le guide. Si le guide ne vit pas lui-même la miséricorde sans mesure, celui qu’il guide et «forme» en restera à un amour limité, un faux amour qui juge et condamne les autres. Aucun maître ne pourra conduire celui qu’il forme au-delà du palier spirituel qu’il a lui-même atteint. Mais qui sont donc ces disciples devenus maîtres? Ces conseils valent-ils pour le disciple ordinaire de la communauté ou bien sont-ils destinés aux seuls responsables? L’introduction de notre passage nous renseigne peut-être. Les béatitudes, et l’enseignement qui les suit, sont adressées à la foule des disciples: «je vous dis, à vous qui m’écoutez», dit Jésus (Lc 6,27, voir aussi 6,17.20). Les conseils donnés pour guider la communauté valent pour tous ses membres. Si certains disciples ont la fonction d’être responsables de la communauté, si certains sont, plus que d’autres, des pères, des mères pour leurs frères et sœurs, ce sont pourtant tous les disciples qui sont responsables de se guider mutuellement. Dans le récit de Matthieu, tout l’enseignement qui suit les béatitudes est introduit par cette affirmation:Vous êtes le sel de la Terre. Vous êtes la lumière du Monde. (Mt 5,13-14) Tous les disciples doivent être «sel de la Terre» et «lumière du Monde». L’expression «sel de la Terre» signifie qu’on doit devenir un être de communion au sein de la «Terre promise», c’est-à-dire au sein de la communauté. Chez les Grecs, comme chez les Hébreux ou les Arabes, le sel est le symbole de l’amitié, de l’hospitalité, parce qu »il est partagé, et de la parole donnée parce que sa saveur est indestructible. Dans la culture biblique, toute alliance est donc célébrée avec du sel. Sur toute offrande que tu présenteras, tu mettras du sel; tu n’omettras jamais le sel de l’alliance de ton Dieu sur ton offrande; avec chacun de tes présents, tu présenteras du sel. (Lv 2,13) Dans ces pays très chauds –à une époque où le réfrigérateur n’existait pas encore–, le sel est ce qui permet de conserver les aliments (la viande et le poisson). Ainsi le sel symbolisera la durée d’une alliance, la fidélité d’une amitié. Dans son merveilleux 5 livre Nous avons partagé le pain et le sel (Cerf, 1985), Serge de Beaurecueil évoque un fait marquant de sa vie en Afghanistan. Un de ses élèves musulmans vient un jour frapper à sa porte. «Je voudrais, lui dit-il, que vous veniez chez moi, nous partagerions le pain et le sel, puis je viendrais chez vous, nous partagerions le pain et le sel, et nous serions amis pour toujours.» Ce qui fut fait et scella une grande amitié. Le sel est donc le symbole de l’alliance qui rassemble et unit. Mais il n’y a pas de communion véritable sans l’exercice constant du pardon. Être sel au sein de la communauté des disciples, c’est devenir être de miséricorde pour ses frères et sœurs. La communauté de l’alliance –la communauté de la communion avec Dieu– ne pourra être «lumière pour le Monde» qu’à condition de tendre toujours à être une communauté unie. C’est seulement lorsque la communauté vit et témoigne de la tendresse de Dieu qu’elle peut devenir lumière pour ceux de l’extérieur. L’Église (l’assemblée chrétienne) n’est pas lumière d’abord par ses dogmes, mais par son comportement de compassion, de miséricorde. L’attitude de la communauté envers tous ses membres –en priorité envers ceux qui se trouvent marginalisés– doit être une attitude de compréhension, de non-jugement, de non-condamnation. Davantage: elle doit être une attitude d’amour sans mesure parce que cet amour doit guérir nos fautes qui sont toujours renaissantes. Pour aider quelqu’un, une tape sur l’épaule vaut mieux qu’un coup de pied au derrière. L’apôtre Paul parle du devoir de s’édifier les uns les autres, au sens premier d’édifier qui veut dire «construire» (1Th 5,9-11): Car Dieu ne nous a pas destinés à subir sa colère, mais à posséder le salut par notre Seigneur Jésus Christ, mort pour nous afin que, veillant ou dormant, nous vivions alors unis à lui. C’est pourquoi, réconfortez-vous mutuellement et édifiez-vous l’un l’autre. Paul applique cette édification mutuelle à la question du parler en langues: Celui qui parle en langues s’édifie lui-même, mais celui qui prophétise édifie l’assemblée. je souhaite que vous parliez tous en langues, mais je préfère que vous prophétisiez. Celui qui prophétise est supérieur à celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n’en donne l’interprétation pour que l’assemblée soit édifiée. Chacun de vous peut chanter un cantique, apporter un enseignement, parler en langues ou bien interpréter: mais que tout se fasse pour l’édification commune. (1Co 14,4-5.26) Pour Paul, l’absolu se trouve dans ce devoir de se construire les uns les autres, de s’entraider à grandir dans la connaissance amoureuse de Dieu et dans l’amour fraternel. C’est à cette capacité de nous édifier mutuellement que tout doit être jaugé. Les disciples d’aujourd’hui ont-ils conscience de ce devoir fraternel de s’édifier mutuellement qui fonde le devoir de faire véritablement communauté? Mais pour cela, nos assemblées devraient être à taille de fraternité pour que nous puissions nous connaître les uns les autres et nous apporter cette aide mutuelle qui nous fera devenir de vrais fils et filles du Père. Jacques Lœw disait qu’une «communauté sera morte ou vivante selon que chacun des membres portera un nom pour tous ses frères et sœurs.» Comment en effet prétendre s’édifier mutuellement si nous sommes des anonymes les uns pour les autres? Cela pose de sérieuses questions à notre Église qui réunit de moins en moins, dans ses assemblées dominicales, des gens qui font vraiment communauté.
Hypocrite! Enlève d’abord la poutre de ton œil et alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans I’œil de ton frère
Épier sans cesse la vie des disciples pour en exagérer toutes les faiblesses, c’est avoir un esprit perverti ou hypocrite. C’est qu’on ne se préoccupe pas d’abord de se corriger soi-même, alors que nous sommes tous des êtres faibles et pécheurs, sans exception. Par stricte honnêteté, on doit s’appliquer à soi-même l’enseignement qu’on veut communiquer. Il est également important de ne pas utiliser le message de l’Évangile pour dominer et posséder le frère ou la sœur. L’entraide chrétienne doit se faire pour libérer et non pour enchaîner. Toutes ces déviations sont, hélas trop souvent, des réalités dans la vie de l’Église. Elles seraient sans doute évitées si on envisageait la morale chrétienne comme étant surtout une rencontre personnelle avec Jésus, avant d’être un code de valeurs, ou un ensemble de préceptes à suivre. Le guide n’est pas d’abord un maître de sagesse mais celui qui conduit à Jésus et qui laisse alors celui qu’il accompagne en présence de l’unique Maître, seul à seul. Maurice Zundel a souvent dit qu’en Jésus il n’y a plus de morale, mais une mystique: Le christianisme n’est pas une formule abstraite… Les saints ne sont pas des originaux qui se sont battu les flancs pour aimer un principe abstrait, impersonnel, pour lequel il est impossible de se passionner.Au contraire: les saints sont ceux qui ont toujours perçu en Dieu une Personne, une Présence, une Vie débordante, brûlante, consumante qui les pénétrait jusqu’au plus profond d’eux-mêmes et qui, soulevés chaque jour par cet enthousiasme nouveau, étaient capables de le communiquer à autrui. (Revue Nouveau Dialogue no 120, p. 29) Que chaque disciple se retrouve ainsi, pauvre et humble, devant le Maître unique de tous: Jésus. Pour vous, ne vous faites pas appeler Maître, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. Ne vous faites pas non plus appeler guides, car vous n’avez qu’un seul guide, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. (Mt 23,8-11)
Chaque arbre se connaît à son propre fruit
La suite de notre texte va nous aider à savoir discerner quel disciple peut être un vrai guide. C’est à ses fruits qu’on reconnaît un arbre. Le raisin pousse sur la vigne, les figues sur le figuier. Des fruits bons au goût se trouvent normalement sur un arbre greffé. Des fruits de piètre qualité et souvent amers révèlent un arbre sauvage. De même, c’est à ses actes que l’on reconnaît si la personne est bonne ou mauvaise en son cœur. L’être humain agit bien ou mal selon que son cœur est bon ou mauvais. La comparaison entre l’arbre et le cœur se trouve en d’autres textes du judaïsme. Ainsi dans le livre de l’Ecclésiastique: Le champ [porteur] de l’arbre, son fruit le fait connaître; ainsi la parole [fait connaître] le sentiment du cœur de l’humain. (Si 27,6 traduction Boismard) Matthieu fait écho à cela: D’après le fruit, l’arbre est connu… car de l’abondance du cœur la bouche parle. (Mt 12,33b.34b). Un écrit juif, Le testament d’Asher, décrit aussi ce lien entre le cœur et les gestes de chacun (1,8-9): «Si l’inclination de l’humain est au mal, tout son agir est dans le mal… Même s’il fait le bien, cela tourne au mal, car lorsqu’il commence à faire le bien, la finalité de son action le pousse au mal puisque le trésor de son inclination est plein d’esprit mauvais. Asher parle du «trésor de son inclination» où Jésus parle du «trésor de son cœur». Le cœur, en effet, doit être compris dans le sens qu’il a dans la Bible: c’est le siège de l’intelligence et de la volonté, là où se prennent les décisions de nos actes. L’être humain agit bien ou mal selon que son cœur sera habité et mené par l’esprit de bonté ou non. Le vrai disciple de Jésus est celui dont le cœur est converti à la bonté. Ce qui permettra de reconnaître un vrai disciple, ce sont les gestes de miséricorde. Là encore, la vie concrète de Jésus est le véritable enseignement. Donnons quelques exemples de sa conduite qui révèlent son cœur: Voyant leur foi, il dit [au paralytique]: «Tes péchés te sont pardonnés.» (Lc 5,20) Si je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. Et il dit à la femme: «Tes péchés ont été pardonnés.» (Lc 7,47-48) À la femme adultère, qu’on lui amène pour la lapider, Jésus va dire: «Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée?» «Personne, Seigneur.» «Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus.» (Jn 8,10-11) Enfin il descend manger chez le publicain Zachée, qui est reconnu comme un pécheur aux yeux de la Tora: «Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils dAbraham. En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.» (Lc 19,9-10) Voilà ce qu’est, selon Jésus, le salut de notre vie: vivre de bonté, de miséricorde. Mais comment cela est-il possible aux êtres si fragiles que nous sommes? La suite de notre passage nous donne une réponse: tout cela est possible à l’être humain, s’il s’appuie sur Jésus. Celui qui vient à moi, écoute mes paroles et qui fait celles-ci… à qui le comparer? À un être avisé qui bâtit sur le roc. Quand la crue est venue, le torrent s’est rué contre cette maison sans pouvoir l’ébranler. (Lc 6,47-48) La répétition du verbe «faire» (cinq fois dans les versets 39-49) est un indice important. Pour être un disciple de jésus, il ne suffit pas d’entendre ses leçons, il faut les faire: les mettre en pratique. Le verbe écouter doit être pris au sens fort de «garder en soi la parole entendue pour la réaliser». Il s’agit d’ob-éir, au sens premier de ce verbe (ob-audire en latin) qui signifie: être à l’écoute de quelqu’un. Écouter, obéir à la parole de Dieu, c’est bâtir, édifier sur le Roc. On sait que ce mot qualifie souvent Dieu lui-même dans la Bible. Donnons quelques exemples tirés des psaumes: Le Seigneur-Dieu est mon roc, ma forteresse et mon libérateur. Il est mon Dieu, le rocher où je me réfugie, mon bouclier, ma citadelle. (Ps 18,3) Qui donc est dieu sinon le Seigneur? Qui donc est le Roc hormis notre Dieu? (Ps 18,32) C’est toi mon roc et ma forteresse. Pour l’honneur de ton nom, tu me conduiras et me guideras. (Ps 31,4) Sois le rocher où je m’abrite, où j’ai accès à tout instant: tu as décidé de me sauver. Oui, tu es mon roc, ma forteresse. (Ps 71,3) «Roc» est aussi le surnom que Jésus donne à Simon pour en faire le prototype de tout disciple. Ce surnom se dit en araméen kepha et en grec petra, deux mots qui signifient: rocher. La francisation du mot grec petra en pierre ne rend pas l’image originale: Dieu n’est pas une pierre mais un rocher. C’est sur le roc de la parole de Dieu que doit se bâtir la vie du disciple de Jésus. Jésus lui-même est roc, car sa parole est parole du Père. C’est ce qu’il nous dit dans le récit de jean: Celui qui ne m’aime pas n’observe pas mes paroles; or, cette parole que vous entendez, elle n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé. (Jn 14,24) Vous n’avez pas connu [le Père] tandis que moi, je le connais. Si je disais que je ne le connais pas, je serais, tout comme vous, un menteur; mais je le connais et je garde sa parole. (Jn 8,55) On ne connaît Jésus qu’en gardant sa parole. Et lui nous conduit vers le Père. Pour être disciple de jésus et pour pouvoir conduire vers lui, il n’y a pas d’autre fondement que l’Évangile écouté, médité et mis en pratique. C’est ce qu’écrit Paul aux disciples de Corinthe: Selon la grâce que Dieu m’a donnée, en bon architecte, j’ai posé le fondement, un autre bâtit dessus. Mais que chacun prenne garde à la manière dont il bâtit. Quant au fondement, nul ne peut en poser un autre que celui qui est en place: Jésus Christ. (1Co 3,10-11) Madeleine Delbrêl, une des grandes mystiques du XXe siècle, elle-même pétrie de l’Évangile, livre le même message: «On ne peut rencontrer Jésus pour le connaître, l’aimer, l’imiter, sans un recours concret, constant, obstiné, à l’Évangile, sans que ce recours fasse intimement partie de notre vie […] Pour l’entendre, Jésus réclame des oreilles d’enfants qui n’ajoutent rien, ne retranchent rien à ce qu’ils entendent, puis qui le font comme ils l’ont entendu […] L’Évangile n’est pas fait pour être lu mais pour être reçu en nous […] La lumière de l’Évangile est un feu qui exige de pénétrer en nous pour y opérer une transformation […] Nous assimilons les paroles des livres. Les paroles de l’Évangile nous pétrissent, nous modifient, nous assimilent pour ainsi dire à elles […] Quand nous tenons l’Évangile dans nos mains, nous devrions penser qu’en lui habite le Verbe qui veut se faire chair en nous, s’emparer de nous pour que son cœur greffé sur le nôtre, son esprit branché sur le nôtre, nous recommencions sa vie dans un autre lieu, un autre temps, une autre société humaine.» (in Jacques Lœw, Vivre l’Évangile avec Madeleine Delbrêl, Centurion, 1994, p. 55-62)
Seigneur Jésus, au souffle de ta bonté je désire marcher. je t’en supplie, ne me laisse pas devenir pharisien. Que je ne me laisse pas tenter de tuer la vie par mes jugements. Que jamais je ne cesse d’en appeler à ta miséricorde quand viennent à moi des cœurs blessés. Que je sache ne plus condamner mais que toujours je sois sourire et pain multiplié. Amen!
Georges Convert
»»» Questions
- Dans ce passage de Luc, qui sont les guides aveugles?
- Selon Jésus, qu’est-ce qui nous rend aveugles? Le manque de connaissance ou le manque d’amour?
- Pourquoi sommes-nous portés à voir la paille dans l’œil de notre frère, de notre sœur?
- Les conseils de Jésus concernant les guides valent-ils seulement pour les chefs des communautés ou pour toute la communauté?
- Qu’est-ce qui fonde le devoir de faire communauté entre disciples?
- Comment puis-je devenir serviteur de l’autre, dans ma famille, dans ma communauté chrétienne, dans le monde?
- Sommes-nous conscients du devoir de s’édifier mutuellement au sens même de l’Évangile de miséricorde et non au sens d’une morale qui dicte des commandements mais ne fait pas rencontrer la personne de Jésus?
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