Évangile du 16e dimanche du temps ordinaire (année C), selon le récit de Luc (10, 38-42)
38 En chemin, Jésus entre dans un village.
Une femme du nom de Marthe l’accueille dans sa maison.
39 Elle a une soeur appelée Marie:
assise aux pieds du Seigneur, elle écoute sa parole.
40 Mais Marthe est tiraillée à servir tant de choses.
Elle se présente et dit:
Seigneur, tu ne te soucies pas
de ce que ma soeur me laisse servir seule.
Dis-lui donc de m’aider.
41 Le Seigneur répond:
Marthe, Marthe, tu t’inquiètes
et tu te mets en tumulte pour tant de choses.
42 Pourtant, une seule est nécessaire.
Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée.
Le commentaire du pain sur la table,
par Georges Convert.
Il y a, dans les évangiles, des paroles obscures mais aussi des paroles dangereuses.
Cette réponse de Jésus à Marthe fait partie de celles-là.
On s’est beaucoup servi de cette parole:
«Marie a choisi la bonne part», pour opposer la prière à l’action…
Est-ce le véritable sens de cet épisode. Pour bien situer cette parole de Jésus,
il semble bon de voir ce qui précède dans l’Écrit de Luc.
Ce texte se trouve dans la section centrale du récit de Luc.
Cette section commence par l’envoi en mission des 72 apôtres.
À la suite de cet envoi, Luc a rassemblé plusieurs enseignements de Jésus.
Le premier concerne l’amour et il est résumé
dans les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain (cf Lc 10,27).
Jésus accueille la question et la réponse d’un spécialiste de la Tora:
Que faut-il faire pour hériter de la vie de Dieu?
Selon la Tora, pour hériter de la vie divine,
il faut vivre selon deux grandes directions: l’amour de Dieu et l’amour du prochain.
L’amour du prochain sera illustré par la parabole du bon Samaritain.
On pourra sans doute voir dans l’épisode de Marthe et Marie
l’illustration de l’amour de Dieu.
La bonne part choisie par Marie va donc concerner notre amour de Dieu,
notre recherche de Dieu, le lien que Dieu veut tisser avec nous.
Une femme du nom de Marthe l’accueille dans sa maison
Le lieu dans lequel se déroule l’épisode est important.
Il s’agit de la maison de Marthe dans laquelle Jésus se trouve avec ses disciples
et dans laquelle il va donner son enseignement.
Rappelons-nous que les premières églises, les premiers lieux de rassemblement des chrétiens,
sont des maisons privées, comme celle de Marthe.
Dans les premiers mois de sa prédication,
Jésus a utilisé la maison de Simon-Pierre à Capharnaüm:
Jésus rentra à Capharnaüm et l’on apprit qu’il était à la maison.
Tant de monde s’y rassembla qu’il n’y avait plus de place, pas même devant la porte.
Et il leur annonçait la Parole (Mc 2,1-2).
Quelque temps après la mort et la résurrection de Jésus,
Hérode fera emprisonner Pierre.
Dès sa libération,
nous voyons Pierre se rendre à la maison de Marie, la mère de Marc,
où une assemblée assez nombreuse s’était réunie et priait:
[Pierre] gagna la maison de Marie, la mère de Jean, surnommé Marc;
il y avait là une assez nombreuse assistance en prière (Ac 12,12).
Les réunions chrétiennes se tenaient donc dans des maisons privées…
et souvent il semble que la maison est désignée
comme celle de telle ou telle femme.
Ainsi dans la ville de Philippes, en Macédoine,
Paul fonde son Église dans la maison de Lydie (cf Ac 16,11-40).
L’épisode de Marthe et Marie a sans doute été repris
par les premiers chrétiens dans ce contexte:
comme un modèle pour les assemblées des chrétiens.
En effet, les rassemblements hebdomadaires (que nous appelons maintenant
des Eucharisties) ne sont-ils pas alors de véritables repas?
Dans ces réunions,
quelle place fallait-il donc faire au repas et quelle place à l’écoute de la Parole?
Jésus n’avait-il pas élevé le partage du pain et de la coupe
au rang de symboles sacrés de sa vie donnée et livrée en offrande d’amour?
Cela n’était pas sans poser parfois de sérieux problèmes.
Ainsi l’apôtre Paul fera-t-il de sévères reproches aux Corinthiens
pour leur manque de partage dans ces repas.
Je n’ai pas de louange à vous faire à propos de vos assemblées.
Elles ne vous rendent pas meilleurs mais pires.
Quand vous vous réunissez ensemble, ce n’est pas le repas du Seigneur
que vous prenez.
Chacun en effet prend son propre repas dès qu’on se met à manger
et l’un a faim tandis que l’autre est ivre.
Vous n’avez donc pas de maison pour manger et boire?
Ou bien méprisez-vous l’Église de Dieu?
Voulez-vous faire honte à ceux qui n’ont rien? (1Co 11,20 et ss).
Mais revenons à Marthe et à Marie.
Les disciples sont en train de vivre un repas avec le Seigneur.
Ce repas est sans doute un repas sacré,
comme en vivaient les confréries religieuses d’alors
et comme en célébrent encore les familles juives aujourd’hui lors du sabbat.
Lors de ces repas, il y a des lectures de la Tora et des prophètes
sur lesquelles on échange tout en mangeant et priant.
Dans ces repas se juxtaposent
et s’interpénètrent partage de la parole de Dieu et partage du pain.
Marthe, tu t’inquiètes pour tant de choses.
Dans le cadre d’un repas sacré autour de Jésus, Marthe s’agite…
Elle est tiraillée entre le service des plats de nourriture
et celui d’être à l’écoute de la Parole de Dieu
dont Jésus fait le service par son enseignement.
Jésus répond à la demande de Marthe en disant
qu’une seule nourriture est nécessaire.
Souvenons-nous de la réponse de Jésus lors de la tentation au désert:
L’être humain ne vit pas seulement de pain
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4).
À un autre moment, lors de la multiplication du pain,
Jésus mettra aussi l’accent sur le seul pain qui donne la vie divine.
Qui écoute le Père et reçoit son enseignement vient à moi.
Je suis le pain vivant venu de Dieu. C’est l’esprit qui fait vivre.
Les paroles que je vous ai dites sont un souffle spirituel de vie (Jn 6,45.51.63).
C’est aussi la leçon de la rencontre avec la Samaritaine:
À la Samaritaine à qui il demande de l’eau, Jésus dit:
Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit: «Donne-moi à boire»,
c’est toi qui lui aurait demandé et il te donnerait de l’eau vive.
L’eau que je donne deviendra source d’eau jaillissant en vie éternelle (Jn 4,10.14).
À cette femme, émerveillée par la personnalité de Jésus,
qui lui dit: Heureux le ventre qui t’a porté,
Jésus répondra:
Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent (Lc 11,28).
Jésus, d’ailleurs, dira cela en d’autres mots:
Cherche le règne de Dieu et sa justice… et tout vient en plus (Mt 6,33),
une phrase qu’on pourrait traduire ainsi:
«Cherche la paternité de Dieu et son amour… et tout le reste vient ensuite.»
La paternité de Dieu est comme un trésor caché dans un champ.
Si tu trouves ce trésor, alors vends tout ce que tu as et achète ce champ (Mt 13,44).
Ne dissipe pas tes énergies et tes talents
aux choses qui périssent et passent très vite:
Insensé, cette nuit même on te redemande ta vie et ce que tu as amassé
qui donc l’aura? Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même
au lieu de s’enrichir auprès de Dieu (Lc 12,20-21).
Au lieu d’être tiraillée par tant de services,
Marthe devrait donner priorité au service de Dieu.
Dieu premier servi, comme disait Jeanne d’Arc.
Il faut chercher la source d’eau de la vraie vie,
si l’on veut se désaltérer et désaltérer nos frères.
Si notre coeur est à la recherche d’autres nourritures humaines
-des nourritures que l’on place au même rang que la nourriture de la parole de Dieu-,
alors on sera divisé en soi-même
et on va dès lors détruire et perdre notre lien avec Dieu.
À ceux qui ont été enthousiasmés par la multiplication du pain,
Jésus enseigne la vraie priorité.
Assise aux pieds du Seigneur, Marie écoute sa parole
Marie, elle, sera le symbole du vrai disciple.
Le texte dit que Marie -assise aux pieds du Seigneur- écoute la Parole.
Être assis aux pieds du Maître est une attitude du disciple
qui suit les leçons du maître.
Dans un texte juif contemporain on trouve cette note:
«Que ta maison soit une maison de réunion pour les sages.
Agrippe-toi à la poussière de leurs pieds et bois leurs paroles» (Mishna Abot 1,4).
Il semble que Jésus soit un maître non conformiste.
En effet il accepte des disciples féminins, comme Marie et Marthe,
alors que les rabbis n’avaient que des disciples masculins.
Un texte juif déclarait même «qu’apprendre la Tora à sa fille est
comme lui apprendre la débauche» (Mishna, Sota 3,4).
Voilà donc, semble-t-il, la leçon de cet épisode: le repas sacré doit donner priorité
au partage de la parole sur le partage de la nourriture.
Et dans ce repas sacré, hommes et femmes sont sur un plan d’égalité;
il n’y a pas les hommes qui échangent sur la parole
et les femmes qui font le service de la table.
Tous doivent donner priorité à l’échange sur la parole de Dieu.
Cette leçon vaut pour tous les repas du Seigneur:
le pain du corps ne doit pas prendre tant d’importance
qu’il vient distraire du pain spirituel.
Dans la première communauté de Jérusalem,
les apôtres vont choisir 7 serviteurs
pour s’occuper du service de la table lors des Eucharisties:
En ces jours-là, le nombre des disciples augmentait
et les [chrétiens] d’origine grecque se mirent à récriminer contre ceux d’origine juive
parce que leurs veuves étaient oubliées dans le service quotidien (Ac 6,1).
Lors de chaque assemblée, chacun devait sans doute apporter des vivres
pour les veuves qui, étant sans mari, n’avaient pas de moyens de subsistance.
On va choisir des préposés au service des tables
car il ne convient pas que les Douze délaissent la parole de Dieu:
Cherchez parmi vous sept hommes de bonne réputation
et nous les chargerons de cette fonction.
Quant à nous, nous continuerons à assurer la prière [commune]
et le service de la Parole (Ac 6,3-4).
Une seule est nécessaire
Cette leçon vaut pour chacun des disciples.
À chacun d’eux Jésus fait la même réflexion qu’il a faite à Marthe:
«Si tu veux être mon disciple, tu dois unifier ta vie autour de la recherche de Dieu,
en fonction de l’amour de Dieu.
Cependant cet amour de Dieu ne te dispensera pas d’aimer ton prochain!
Ton amour de Dieu, bien au contraire, te conduira
à l’amour du prochain, à un amour sans condition et sans exclusion,
un amour à la façon de notre Père: miséricordieux comme Dieu est miséricordieux.
Ton amour du prochain prend sa vraie dimension s’il est puisé dans l’amour de Dieu.
Si ton amour de Dieu est dilué, affadi
-parce que ton temps est envahi par beaucoup de services-,
alors ton amour du prochain deviendra aussi faible et médiocre.
Si tu veux être un vrai prochain, si tu veux être frère, être soeur de ton prochain,
alors recherche la paternité de Dieu, apprends à devenir son fils, sa fille.
Si Dieu est ton père, alors les autres fils et filles de Dieu deviendront tes frères et tes soeurs.
Dans une famille, l’amour que les enfants portent à leurs parents
n’est-il pas le plus grand ciment de leur fraternité?
Si tu veux aimer tes frères et tes soeurs, cherche la source de l’amour,
mets-toi à l’écoute du Père.»
Samuel, un jeune de 24 ans, revenait de Sarajevo.
Il avait vécu là six mois dans un groupe de 16 casques bleus.
Le confort était plutôt rudimentaire:
il fallait abattre des arbres et faire son bois pour se chauffer
et chauffer les boites de conserve qui étaient la seule nourriture;
l’eau et la nourriture arrivaient en camions les jours
où les Serbes acceptaient de les laisser passer.
Mais surtout, la situation de guerre était la source permanente d’une grande tension:
les barraques de chantier qui les abritaient étaient encerclées
par les combattants bosniaques et les terrains alentour étaient minés;
parfois les francs-tireurs serbes mitraillaient les habitants
et les casques bleus devaient tenter de s’interposer…
Pourtant Samuel me disait que ces 6 mois lui avaient beaucoup apporté:
il s’était dépassé, il avait beaucoup réfléchi cherchant le vrai sens de sa vie,
il avait aidé des habitants en apportant de la nourriture,
en permettant une certaine paix…
et Samuel ajoutait: «Ma paix intérieure vient de ma foi:
j’ai la certitude que Dieu m’aime
et cette certitude fait que je n’ai pas peur de la vie.»
Pour Samuel, Dieu n’est-il pas la première nourriture, l’unique nécessaire?
Un aumônier de prison raconte aussi ce fait concernant un prisonnier:
Dans sa jeunesse, il n’était pas aimé de ses parents.
Un jour où sa mère l’avait rejeté avec violence, il était arrivé à l’école tout en pleurs.
La maîtresse d’école l’avait alors serré très fort contre elle
et lui avait simplement dit: «Tu sais: Dieu lui, il t’aime!»
Cette simple phrase l’avait accompagné toute sa vie et avait été comme une lumière,
malgré tous les mauvais coups, malgré toutes les épreuves.
Dire l’Évangile n’est pas autre chose que cela:
dire, en des mots vrais, tirés de nos tripes les plus profondes:
«Dieu t’aime. Je suis aimé de Dieu, tu es aimé de Dieu.»
En avons-nous vraiment conscience?
«Nous prouvons la réalité de Dieu en aimant les hommes avec l’amour de Dieu.
Or l’amour de Dieu aime chacun comme nous, nous aimerions un préféré»
(Madeleine Delbrêl. in Jacques Loew. Vivre l’Évangile, Centurion, 1994, p. 105)
Et cet amour de Dieu, nous chrétiens,
nous le vivons avec Jésus, par Jésus, en Jésus.
Dans un monde où beaucoup vivent une souffrante solitude,
où beaucoup ne croient plus en la vérité de l’amour,
nos communautés chrétiennes ne devraient-elles pas être des lieux, des milieux
où l’on fait l’expérience de la vraie fraternité parce qu’on se sait aimé de Dieu?
Cette expérience n’est pas facile. Elle est exigeante.
Elle ne peut se faire qu’au sein de petits groupes à taille fraternelle.
Sans ces petites fraternités ouvertes à tous, l’Évangile sera en manque d’Église.
Ces petites fraternités doivent être faites d’hommes et de femmes,
certes bien ordinaires,
mais qui sont enracinés dans une communion de tous les instants avec Dieu.
«Je suis sûr, mon Dieu, que vous m’aimez et que dans cette vie si encombrée,
touchée de tous côtés par la famille, les amis et tous les autres,
il ne peut être absent, ce désert où l’on vous rencontre.
Il ne s’agit pas d’apprendre à flâner.
Il faut apprendre à être seul chaque fois où la vie nous réserve une pause.
Et la vie est pleine de pauses que nous pouvons ou découvrir ou bien gaspiller.
Quelle joie de savoir que nous pourrons lever les yeux vers votre seul visage
pendant que nous irons chercher, au bout de l’allée du jardin,
quelques brins de cerfeuil pour finir la salade.
Qu’importe ce que nous avons à faire:un balai ou un stylo à tenir, parler ou se taire,
raccommoder ou faire une conférence, soigner un malade ou taper à la machine.
Tout cela n’est que l’écorce d’une réalité splendide, la rencontre de l’âme avec Dieu
à chaque minute renouvelée, à chaque minute accrue en grâce,
toujours plus belle pour son Dieu.
On sonne? Allons ouvrir: c’est Dieu qui vient nous aimer.
Un renseignement? le voici: c’est Dieu qui vient nous aimer.
C’est l’heure de se mettre à table? Allons-y: c’est Dieu qui vient nous aimer.»
(Madeleine Delbrêl, Joie de croire, p. 93)
Mais pour Madeleine, l’amour du prochain n’est pas un moyen pour aimer Dieu.
Il est un état d’amour vrai dans lequel l’amour de Dieu nous met.
Si tu n’aimes pas ton frère, ta soeur, c’est que tu n’aimes pas Dieu.
Ne prétends pas aimer Dieu sans aimer ton prochain:
ou alors tu te trompes toi-même.
Nous sommes réellement destinés, appelés à hériter de la vie divine.
Notre coeur humain ne vibrera de toute sa capacité que
s’il vibre de l’amour divin, l’amour éternel de Dieu.
Et cela, dès maintenant, sur cette terre… dans le quotidien de la vie.
Une seule nourriture est nécessaire.
Celle du Pain de vie.
Pour cela il faut que, dans notre vie, Dieu soit toujours premier servi
dans nos frères et soeurs, et prioritairement dans les plus démunis.
Jésus, je m’assois à tes pieds pour mieux apprendre,
pour boire ta parole
et l’Esprit d’amour qui en est le ciment perpétuel.
Fais couler en moi cette source d’eau vive
pour que j’aille à mon tour
vers mes frères et soeurs assoiffés,
leur transmettre ta paix et ton espérance,
dans la discrétion et le respect d’un amour
toujours plus humble. Amen!
Georges Convert
»»» Questions
1. La place du texte dans le récit de Luc peut-elle orienter notre compréhension de cet épisode?
2. Que signifie: «être assis aux pieds du Maître»?
3. De quel type de repas s’agit-il dans ce récit?
4. Quel est l’Unique nécessaire dont parle Jésus?
5. Comment se nourrir au quotidien de la Parole de Dieu, de Jésus?
Quelle priorité je donne à la Parole?
6. Comment la priorité à la Parole doit-elle alimenter notre service de nos prochains?
7. Nos assemblées chrétiennes sont-elles véritablement des lieux du partage de la parole?
8. La nouveauté de Jésus qui a eu des disciples féminins
(à la différence des autres rabbis qui n’enseignaient qu’à des hommes)
ne doit-elle pas nous ouvrir à d’autres nouveautés possibles dans notre Église?
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