Évangile du dimanche 29 mai 2016

Évangile de la Fête du Saint Sacrement (année C), selon le récit de Luc (9, 10-17)

Du pain sur la table

10 Les apôtres reviennent [de mission] et ils racontent à Jésus tout ce qu’ils ont fait.
Les prenant avec lui, Jésus se retire à l’écart,
près de la ville appelée Bethsaïde.

11 Mais les foules l’apprennent et elles le suivent.
Il les accueille et leur parle du Règne de Dieu.
Et ceux qui ont besoin de guérison, il les rétablit.

12 Comme le jour commence à décliner, les Douze s’approchent et lui disent:
Renvoie la foule; pour qu’ils aillent dans les villages et les fermes d’alentour
et qu’ils se logent et trouvent des vivres:
car ici nous sommes dans un endroit désert.

13 Mais il leur dit: Donnez-leur vous-mêmes à manger!
Ils disent: Il n’y a, pour nous, pas plus que cinq pains et deux poissons.
À moins d’aller nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce monde?

14 Il y a bien cinq mille hommes environ.
Il dit à ses disciples: Faites les s’installer par groupes de cinquante.

15 Ils s’exécutent et les font s’installer, tous.

16 Il prend les cinq pains et les deux poissons;
il lève les yeux vers le ciel, il prononce sur eux la bénédiction et il les rompt;
et il donne aux disciples pour les servir à la foule.

17 Ils mangent, et tous sont rassasiés!
On rassemble ce qui leur restait des morceaux partagés: douze paniers!


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Le commentaire du pain sur la table,

par Georges Convert.

Fait assez rare, l’épisode du grand repas des foules est rapporté par les 4 récits évangéliques.
Il se trouve même deux fois chez Marc et deux fois chez Matthieu.
C’est dire l’importance qu’il revêtait pour les premiers chrétiens.
Nous verrons que cet événement prend place à un tournant crucial de la vie de Jésus,
à un moment tragique de son ministère.
Voilà un récit qui a torturé bien des esprits forts!
Croire aux miracles de guérison n’est pas facile
pour ceux qui n’admettent pas le sur-naturel,  l’irrationnel.
On acceptera, à la limite, les miracles de guérison des corps
car on sait aujourd’hui toute l’influence du moral,
du spirituel dans le processus de guérison physique.
La médecine qu’on appelle holistique  cherche à traiter la personne comme un tout (holos,  en grec).
On veut bien croire que Jésus avait une grande puissance de conviction,
mais des miracles comme la multiplication des pains ne relèvent pas de la guérison spirituelle.
Aussi bien des gens comprendront ce récit des pains multipliés dans un sens purement figuré.
Sans vouloir approfondir cette question,
donnons la réflexion de saint Augustin sur ce thème,
une réflexion que l’on trouve dans son Commentaire de l’Évangile de Jean:
«L’ordre du Cosmos est un miracle plus grand
que d’avoir rassasié 5000 hommes avec 5 pains.
Personne ne s’étonne du premier, alors que le second nous plonge dans la stupéfaction: pourquoi?
Non pas parce qu’il est plus grand mais parce qu’il est plus rare.
Qui pourvoit à la subsistance du monde entier, aujourd’hui comme hier?
Sinon Celui qui fait mûrir des moissons entières à partir de quelques grains de blé.
Jésus a donc agi comme Dieu le fait.»

Au-delà de cette question du geste miraculeux,
il faut nous rappeler que tout événement de l’Évangile est une leçon de choses, un enseignement.
ll nous faut donc chercher le sens de cet événement
et ce qu’il peut bien signifier pour nous aujourd’hui.

Les apôtres reviennent [de mission] et ils racontent à Jésus tout ce qu’ils ont fait
Jusque là, Jésus a connu de réels succès auprès des gens ordinaires des villages de Galilée.
Mais la tâche est grande et le temps est compté.
Aussi, à ce moment de sa mission, Jésus va transformer quelques-uns de ses disciples en « envoyés »:
Il convoque les Douze.
Il leur donne puissance et autorité sur tous les démons et pour guérir des maladies.
Il les envoie proclamer le Règne de Dieu
  (Lc 9,1).
Luc nous dit que Jésus donne aux Douze le titre d’apôtres.
Le mot grec apostoloï  signifie « envoyés »,
et le mot latin correspondant est missi  qui a donné missionnaires  en français.
L’exégète juif André Chouraqui nous donne cette note intéressante
dans sa traduction des Évangiles:
«On trouvait [des envoyés] dans tous les mouvements religieux et politiques en Israël.
Ils étaient chargés de diffuser le message propre au groupement qu’ils représentaient
et bien souvent de recueillir les dons qui les faisaient vivre»
(Loucas,  JC Lattès, p. 123).
Jésus a donc envoyé ses missionnaires dans les villages pour prêcher.
Et eux aussi vont connaître un certain succès:
À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait.  (Lc 9,10).
Mais voyons quelle est la situation du peuple à ce moment-là.
Les foules sont désemparées par la situation politique du pays
qui est occupé par les Romains depuis près de 100 ans.
Comment comprendre en effet que ce peuple -que Dieu a choisi- semble abandonné par Dieu
puisque des païens occupent le pays et le privent de sa liberté?
Dieu a-t-il décidé d’abandonner son peuple à cause de son péché,
et notamment en raison des injustices perpétrées par les riches sur le dos des pauvres?
Les foules sont désespérées par la misère qui est accablante:
les impôts prélevés par les Romains sont lourds; les soldats d’occupation pillent et violent;
les vexations sont incessantes. Les foules semblent prêtes à se rebeller contre les occupants.
Elles espèrent un roi-messie avec lequel elles feront la guerre sainte contre les Romains.

Les prenant avec lui, Jésus se retire à l’écart près de la ville appelée Bethsaïde.
Mais les foules l’apprennent et elles le suivent.

Jésus est-il ce messie?
Tout le monde se le demande.et partout, dans les villages et les villes, on s’interroge sur Jésus.
Est-il le prophète Élie, revenu sur terre, que certains groupes religieux attendaient?
Est-il Jean, le baptiste, qu’Hérode a fait décapiter il y a quelque temps et qui serait ressuscité?
Voilà le fond de scène sur lequel va se dérouler cet épisode du repas des pains multipliés.
Les disciples sont donc allés dans les villages porter le message et guérir.
Les voici qui reviennent et font leur rapport à Jésus, sans doute tout remplis d’enthousiasme.
Jésus voudrait bien prendre ses envoyés à part
mais les foules sont à sa poursuite
et Jésus est ému de miséricorde
parce que ces gens sont comme des brebis qui n’ont pas de berger,
comme le dira Marc (6,34).
Et c’est pourquoi il les rassemble et se met à les enseigner.
Il leur parle du Règne de Dieu … longuement.
Si longuement que voici que la nuit tombe.

Il les accueille et leur parle du Règne de Dieu 
Depuis le matin, Jésus parle du Règne de Dieu,
c’est-à-dire du monde tel que Dieu le voit, tel que Dieu le veut.
Il parle à une foule qui a faim et soif d’espérance.
À ces gens qui sont opprimés, Jésus vient parler de liberté:
L’Esprit de Dieu est sur moi pour proclamer liberté aux captifs,
renvoyer les opprimés vers la libération
  (Lc 4,18).
À un peuple qui est divisé entre une minorité qui est trop riche
–et qui collabore probablement avec les troupes d’occupation–
et une majorité trop pauvre parce qu’elle ploie sous les impôts à verser à l’occupant, à ces pauvres,
Jésus parle de justice:
Vous serez heureux, vous les appauvris… Malheur à vous les enrichis!  (Lc 6,20.24).
À ces foules de gens ordinaires, qui sont méprisés par les élites religieuses
parce qu’elles sont illettrées et qu’elles méconnaissent la Règle de Dieu, la Tora,
à ces gens plus ou moins exclus de la synagogue,
Jésus parle d’un Dieu qui les aime:
Je te bénis, Père, car tu as caché ton mystère aux savants
et tu te révèles, tu te fais connaître aux humbles et aux petits
  (Mt 11,25).
À des gens écrasés sous les multiples réglements de la Tradition, les 613 articles de la Tora,
à ces gens pour qui Dieu peut apparaître comme un Maître d’obligations et d’interdictions,
Jésus se présente comme le guide des opprimés:
Venez à moi, vous qui ployez sous le joug et le fardeau,
mettez-vous à mon école et moi je vous donnerai le repos
  (Mt 11,28).
Liberté, dignité, fraternité, amour d’un Dieu qui est miséricorde,
voilà l’enseignement de Jésus.
Les foules de ce jour-là mangent et boivent ces paroles qui leur apportent l’espoir.
Jésus est sans nulle doute ce messie que tous attendent et qui apporte l’espérance.
Jésus va prolonger cet enseignement par un repas communautaire.

Donnez-leur vous-mêmes à manger!
Quel est le sens de ce repas?
Les gestes de Jésus rapportés par l’Évangile ont toujours une dimension spirituelle
qu’il nous faut bien comprendre.
Ce repas doit être lié à ce qui vient de se dérouler, aux longues heures
que Jésus vient de passer à enseigner, à partager la Parole qui vient de Dieu.
Dans la Bible, le pain représente la Parole de Dieu:
L’être humain ne se nourrit pas seulement de pain,
mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu
  (Mt 4,4).
Le pain est le symbole d’une Parole qui fait vivre
parce qu’elle est nourrissante pour l’esprit.
Notre monde actuel a perdu beaucoup le sens du repas.
Le repas est devenu le plus souvent simplement un temps pour nourrir son corps.
On mange souvent seul devant une télévision.
On mange chacun son plat, avec son cabaret, dans une cafétéria où chacun se sert soi-même.
Or, le repas partagé est un geste qui a une dimension humaine
et communautaire d’une grande puissance symbolique.
Le repas rassemble et nourrit d’un même pain, d’une même nourriture, pour unir ou ré-unir.
De ceux qui mangent à la même table (les commensaux)
le repas va faire des compagnons, au sens propre de ce mot
qui signifie « ceux qui partagent le pain » (cum =avec et panis =pain).
Dans certains peuples orientaux, encore aujourd’hui,
on ne mange pas avec des gens qu’on ne connaît pas.
Ce serait une sorte de sacrilège que de manger le pain d’un étranger.
Il y a donc un lien nécessaire entre manger ensemble et communier, partager la parole.
Partager le pain avec quelqu’un,
c’est signifier, rendre signifiant notre solidarité, notre communion, notre fraternité.
Dans un beau petit livre intitulé Nous avons partagé le pain et le sel,  Serge de Beaurecueil raconte:
À Kaboul, un jeune afghan musulman qui était mon élève vient un jour me proposer:
«Je voudrais que tu viennes chez moi. Puis, je viendrais aussi chez toi.
Nous partagerions le pain et le sel et nous serions amis pour toujours.»
(cerf, 1985)
Le repas est comme le signe sacré de la communion de ceux qui rompent le pain ensemble:
une communion qui s’établit non d’abord sur des sentiments psychologiques
mais sur une union qui se fonde sur une connaissance mutuelle profonde,
une volonté de s’aimer l’un l’autre de bonté.
Remarquons le bien: dans ce repas des pains multipliés,
c’est Jésus qui donne le pain, car c’est lui, c’est sa Parole qui vient de nourrir les participants.
Auparavant, il a multiplié pour eux la parole d’espérance qui vient de Dieu.
Le partage du pain va être signifier concrètement cette communion dans la parole,
dans la pensée.
Et cette communion est communion en Dieu.
Tous sont nourris d’une même pensée qui est celle de Dieu-Père,
ils sont habités par un même esprit qui est celui du Père,
et qui est communiqué par ce fils parfait du Père qu’est Jésus.
Cette pensée, cet esprit les engendre tous en fils et filles de Dieu
et tous deviennent donc frères et soeurs parce que fils et filles de Dieu.
Le repas est la célébration de cette communion.
Voilà ce que ce geste des pains signifie et ce qu’il veut produire dans les coeurs.

Faites-les s’installer par groupes de cinquante! 
Une telle table évoque le banquet du messie.
En effet ce qu’on attendait du messie, c’était qu’il rassemble, qu’il réunifie le peuple de Dieu.
Quelle meilleure image y-a-t-il, pour signifier ce rassemblement, que celle du banquet de fête?
Pourquoi ce regroupement par cinquantaine?
La disposition de la foule par groupe de 50 veut aussi faire allusion à ce banquet messianique:
en effet cette disposition décrit la façon
dont Moïse avait autrefois rassemblé et organisé les tribus dans le désert lors de la sortie d’Égypte:
Dans tout Israël, Moïse choisit des hommes de valeur
et les plaça à la tête du peuple: chefs de milliers, chefs de centaines,
chefs de cinquantaines et chefs de dizaines
  (Ex 18,25).
Cela avait suivi la célébration de l’alliance entre Dieu et son peuple.
Ce grand festin va donc susciter une grande espérance dans les foules:
l’espérance d’un renouvellement de l’alliance:
Dieu va s’engager à libérer à nouveau son peuple,
comme il l’a fait du temps de Moïse.
L’Évangile de Jean dira que les foules veulent enlever Jésus
pour le faire roi-messie (cf Jn 6,15).
Elles veulent en effet que Jésus prenne la tête du soulèvement populaire et de la guerre sainte.
Mais lui va couper court à cet enthousiasme qui ne va pas dans le sens qu’il donne à sa mission.
Il ne sera pas le messie politique.
Il ne fera pas la guerre sainte.
Ces moyens de puissance pour changer le monde ne sont pas les siens.
Pour Jésus, c’est à l’intérieur de chacun que se prépare et se joue le vrai changement.
Les vrais moyens de rendre liberté, dignité, fraternité sont des moyens de Dieu, des moyens d’amour.
C’est en Dieu qu’il faut puiser la force de la fraternité,
une fraternité qui s’exprime dans une solidarité qui n’exclut personne
et qui passe toujours nécessairement par le pardon.
Moïse avait apporté la Tora  de Dieu,
l’enseignement qui disait comment vivre en fils de Dieu.
Mais la Tora  toute seule, ça ne suffit pas.
Elle dit comment vivre, mais elle ne donne pas la force pour vivre.
Pour vivre la Tora,  il faut avoir l’esprit de Dieu: son souffle spirituel.
Les prophètes d’Israël appelaient depuis longtemps la venue de l’esprit.
C’est ce qu’on trouve dans Ézéchiel:
«Je vous donnerai un coeur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf;
j’enlèverai de votre corps le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair.
Je mettrai en vous mon propre Esprit, et je vous ferai marcher selon mes préceptes,
garder et pratiquer mes coutumes.»
  (Éz 36,26-27)
La mission de Jésus est à ce niveau:
rassasier l’humain de sa faim profonde, fondamentale qui est la faim de Dieu.
En venant habiter chaque être humain,
Jésus est celui apporte l’amour, le vrai amour (cf Jn 1,17).
Avec lui, on peux aimer à la manière de Dieu.
Manger le pain avec Jésus, cela engage à ne plus faire qu’un avec lui.
Dans la Genèse, quand l’homme et la femme s’unissent,
on dit qu’ils deviennent «une seule chair, un seul être» (cf. Gn 2,24).
Avec Jésus, manger son pain, c’est comme devenir une seule chair avec lui.
En assimilant ses paroles, on s’unit à lui:
«Celui qui me mange, demeure en moi et moi en lui.
Celui qui me mangera vivra par moi»
  (Jn 6,56-57).
Mais ce langage de Jésus sera trop dur et les foules vont l’abandonner.
Un bon nombre de ses disciples vont cesser de le suivre.
C’est le moment où Jésus va poser aux Douze la question de confiance:
Et vous, allez-vous aussi partir?
Et il obtiendra cette réponse de Pierre:
À qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle.
Et nous, nous croyons que tu es le saint de Dieu, [le messie]
  (Jn 6, 67-69).
Dès lors, les Douze, le petit noyau des disciples les plus engagés,
vont être associés par Jésus au partage de cette parole de vie éternelle.
C’est le sens du fait qu’il les associe au partage du pain:
Donnez-leur vous-mêmes à manger! Il donne aux disciples pour les servir à la foule.
Les apôtres reviennent de leur première mission où ils ont enseigné l’Évangile de leur Maître.
Il servent le pain aux foules comme ils ont servi le pain de la Parole.
Après Pâques, ils seront envoyés dans tous les peuples
pour faire connaître le message d’espérance de Jésus et en témoigner par toute leur vie.

Ils mangent et tous sont rassasiés! 
Pour nous aujourd’hui que signifie ce grand geste du repas messianique?
Les foules d’aujourd’hui ont bien sûr besoin de pain.
Il y a encore à travers le monde des millions d’affamés.
Malgré un enrichissement collectif,
la pauvreté n’a cessé de progresser au Canada dans les dix dernières années.
Une pauvreté qui sera toujours intolérable: indigne de l’être humain, indigne de filles et fils de Dieu.
La tâche de chaque chrétien est de travailler, à sa place et selon ses possibilités,
à ce que ce monde devienne moins injuste, à ce qu’il y ait moins d’inégalités.
Ce monde a aussi besoin d’un pain d’espérance.
Du pain mais aussi des roses,  comme le disait si bien cette marche des femmes du Québec en 1995.
Cette marche des femmes, comme beaucoup l’ont bien souligné, vaudra sans doute plus
par la solidarité qu’elle a suscitée ou ranimée que par les gains économiques, mêmes importants,
qu’elle a faits. Solidarité… mais qui ne doit pas être seulement entre femmes.
Car une solidarité qui est celle d’un clan contre un autre ne peut pas durer.
Elle sera toujours fragile et elle sera prête à se détruire elle-même
lorsqu’on aura moins d’intérêts communs à sauver.
La solidarité doit se faire avec tous, sans exception,
et notamment avec ceux qui sont les plus démunis.
Ces femmes du Québec marchaient pour tous ceux qui souffrent et manquent d’espérance:
pour les familles appauvries, pour les immigrants,
surtout pour les enfants, pour les jeunes sans travail…
Cette solidarité est souvent plus forte chez les pauvres qui n’ont plus rien à perdre
que chez les enrichis qui protègent leur avoir.
Je garde en mémoire ce fait survenu dans un village du nordeste brésilien: une région très pauvre.
La famine était devenue extrême par une sécheresse qui durait.
Deux enfants venaient de mourir de faim.
À la messe du dimanche, l’Évangile proclame:
Ne vous inquiétez pas de ce que vous allez manger  (cf Mt 6,25).
Au moment de l’homélie, le prêtre est muet.
C’est alors qu’un paysan lève la main pour dire:
«Heureusement que nous sommes chrétiens et que nous croyons à cet Évangile:
car autrement nous ne serions pas ici
mais en train de nous déchirer et de nous diviser pour accaparer le peu des vivres qui nous restent.
Nous avons décidé de rester unis et de tout partager.»

Apprendre à partager son pain, c’est aussi apprendre à partager des paroles
qui font vivre, qui donnent sens à la vie.
Ce qui fait le désespoir le plus noir, ce qui fait la souffrance intolérable,
ce n’est pas seulement le manque de pain, mais le manque de sens à la vie.
Maurice Zundel raconte cette conversation:
«Une femme pauvre m’a dit ces mots que j’ai retenus:
« La plus grande douleur des pauvres, c’est que personne n’a besoin de leur amitié.
On vient chez nous, on s’asseoit sur le coin d’une chaise,
on dépose de quoi poursuivre notre misère quelques jours et puis on s’en va tranquillement …
Mais personne ne croit que nous les pauvres, nous avons quelque chose à donner.
Nous sommes simplement un organisme qui bouffe, et voilà.
Si on nous donne à manger, on est quitte.
Personne n’imagine que, nous aussi, nous éprouvons le besoin de donner.
Personne ne croit à notre dignité et cela est notre plus grande blessure. »
Cette femme considérait que la plus grande épreuve de sa vie,
c’était ce mépris de sa dignité, ce mépris de ceux qui la secouraient
et qui ne croyaient pas qu’elle était capable d’une amitié généreuse et gratuite.
Elle réclamait donc ce pouvoir de donner, ce pouvoir de créer, elle aussi, une joie, un bonheur»

(Revue Nouveau Dialogue # 120,  p. 27).

Faim et soif de pain, faim et soif de dignité…
Mais ne faut-il pas aller plus loin encore?
Jérôme Lussier, un jeune étudiant, écrit cette réflexion à propos de la solitude:
«Toutes les relations humaines aboutissent tôt ou tard à une espèce de saturation
au-delà de laquelle on reste immanquablement seul.
Tôt, dans le cas des rencontres-fast-food du bureau;
tard, dans le cas des relations travaillées, disponibles, patientes.
Que faire dans ces conditions?
S’attaquer, entre autres, à la poignante impression de solitude et de désoeuvrement
qui se cache derrière le quotidien effréné.
Opposer la proximité aux rencontres virtuelles, le long-terme au jetable,
l’authenticité aux mille masques urbains.
Changer les mentalités utilitaristes en objectifs plus humains, plus sensés.
En un mot, viser l’intérieur.
Le sien et celui des autres.
On y fait des découvertes très intéressantes,
et dont le « trip » dure plus longtemps qu’une cybermode»

(Revue Nouveau Dialogue, HS jeunesse 98).
Le Cardinal Suhard, archevêque de Paris, s’exprimait ainsi dans une lettre pastorale:
«L’humain ne se rassasie pas seulement de pain,
ni de bien-être, ni de dévouement, ni de tendresse;
de quelque nom qu’il le désigne: il est affamé de Dieu.»

Si Dieu est la Vie de toute vie, l’Amour de tout amour,
en l’effaçant de nos vies, de nos coeurs,
de nos pensées, est-ce que nous ne tuons pas l’espérance? et la vie?
Ennui, désespoir, alcoolisme, drogue, violence, suicide…
un lot de misères tellement grand chez nous!
Et si cela n’était que symptômes d’un mal plus profond:
le mal de l’absence de Dieu: absence de Dieu dans nos familles,
dans nos milieux de travail… dans toute notre vie publique.
Chrétiens, ne sommes-nous pas responsables
de ce manque d’un pain d’espérance qui fait vivre?
Parce que nous ne sommes pas assez solidaires,
car là où se vit le partage, tous mangent… et tous à leur faim!
On rassemble ce qui reste des pains partagés… 12 paniers!
        Père, comme au désert,
Tu continues à nourrir le peuple qui crie vers toi.
Ton Fils Bien-aimé a partagé
le Pain créateur de vie et inspirateur de paix.
Pain et poissons il nous donne aujourd’hui
pour allumer en nos coeurs le feu de l’Évangile,
porteur de dignité créatrice et de liberté amoureuse.
Guide-nous vers le monde pour être, à notre tour,
des porteurs d’espérance et des bâtisseurs de joie.   Amen!

Georges Convert

 

»»» Questions

1. Dans le récit évangélique de Luc, à quel moment de la vie de Jésus se situe cet épisode?
2. Que signifie le mot apôtre?
3. Quels liens y a-t-il entre la Parole enseignée et le pain partagé?
4. Les foules seront déçues après le grand repas. Comment s’explique cette déception des foules?
5. Comment aujourd’hui l’Évangile peut-il être porteur d’espérance,
pour les disciples de Jésus et pour le monde? Cette espérance est-elle purement spirituelle
ou comporte-t-elle aussi une dimension de justice sociale?
6. La célébration actuelle de l’Eucharistie est-elle suffisamment signifiante sur le lien
entre «manger le Pain» et «manger la Parole»?

 

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