Regards croisés

Classé dans : Regards croisés | 0

Regards croisés du mercredi 16 août 2023

Matthieu 15,21-28

Une rencontre qui ouvre des frontières

Cette rencontre avec la Cananéenne est un épisode assez court, mais combien évocateur! Il nous est difficile d’affirmer si l’épisode en question se passe du côté du territoire juif en Galilée ou du côté cananéen. Est-ce que Jésus et ses disciples sont entrés en territoire cananéen? C’est ce qui semble signifier la mention des villes de Tyr et de Sidon. Où est-ce la Cananéenne qui est entrée en Galilée? Puisque le texte est flou sur cette question, nous pouvons faire la suggestion que chacun marchait l’un vers l’autre.

Il y a des signes, dans le langage utilisé par la Cananéenne, qu’elle n’est pas très éloignée du monde judéo-chrétien. Elle appelle Jésus Seigneur et fils de David. Dans son adresse au Nazaréen, elle utilise aussi une formule très chrétienne : « Seigneur, viens à mon secours ! » C’est normal que Matthieu, un scribe, mette ces paroles-là dans la bouche de la Cananéenne. Ce faisant, il devient plus respectable, pour un judéo-chrétien comme lui, que Jésus la prenne sous son aile! 

Appeler à franchir une frontière

Je n’adhère pas à l’explication que parfois l’on nous donne en disant que l’attitude cavalière de Jésus envers la Cananéenne n’était en fait qu’une mise en scène de Jésus pour tester la confiance et la foi de cette dernière. Je pense au plutôt que nous vivons ici une étape pivot dans la mission de Jésus. Ici, très précisément à la frontière entre deux mondes, sa mission frappe un mur. Non, disons plutôt que sa mission saute un mur! Avant de franchir cette frontière, Jésus disait que sa mission était de rassembler les brebis perdues de la maison d’Israël. Face aux demandes de la Cananéenne, il bascule. C’est sa compassion qui le fait basculer. Cette miséricorde, typiquement attachée à Dieu, qui le prend aux entrailles, l’amène à lui faire faire un pas de plus dans la direction de la Cananéenne.

À partir de cette expérience, sa mission va l’amener à prendre en cause les hommes et les femmes qui se trouvent à l’extérieur de l’expérience religieuse juive. Sur d’autres fronts, Jésus avait déjà remis en question les nombreuses exclusions de la société juive traditionnelle à son époque. Il avait accueilli des personnes considérées comme impures par les autorités juives à sa table, comme Zachée, omit du monde juif parce qu’il travaillait pour les occupants. Comme ces femmes, nombreuses, qui l’ont accompagné jusqu’à son tombeau, vide. Ces veuves, à qui il a redonné de l’espérance et ces prostituées qu’il a remises debout. Tout cela au sein dans la société juive patriarcale où les femmes étaient dépourvues de toute reconnaissance légale. Sans compter les malades, souvent pointés du doigt dans les sociétés traditionnelles comme des damner suite aux péchés commis dans l’histoire familiale. En accueillant l’espérance de la Cananéenne, Jésus met la barre encore plus haute!

Une fidélité à l’avenir

Pour nous, chrétiens du 21e siècle, c’est tout un programme. L’histoire de Jésus et de la Cananéenne nous invite à être présents aux rencontres de nos vie. Elle nous invite à sauter les murs et les frontières qui se présente, à être prêt à remettre en cause nos visions du monde face aux circonstances particulières de nos vie. Dans un livre du Frère Émile de Taizé sur le cardinal Congar, l’auteur appelle cette capacité à l’adaptation la fidélité à l’avenir[1].

Nous pourrions certainement dire qu’ici Jésus est saisi de compassion, de pitié. Il en a mal aux entrailles, à l’image du père dans la parabole de l’enfant prodigue. C’est une caractéristique du Dieu de la Bible. Il est saisi au ventre devant la condition humaine. C’est ainsi que Jésus s’inscrit. Exaucer ou non la demande de la Cananéenne, c’est, en même temps, statuer sur l’ensemble du monde païen. Cela fait sans doute partie d’un débat qui occupe le monde chrétien au moment où Matthieu rédige son évangile : peut-on être chrétien si nous ne venons pas du judaïsme? Peut-on être chrétien si nous venons du monde païen?

À cette question que s’adresse l’évangile, comme chrétien du XXIe siècle, la question des frontières soulevée par le récit ne nous laisse pas de marbre. Ce n’est pas la première fois que Jésus franchit des frontières. Il va parfois au-delà du Jourdain. Il affectionne beaucoup aller de l’autre côté du lac de Tibériade, la mer de Galilée. Il faut aussi mentionner la Samarie qu’il traverse, avec ses disciples, en passant de la Galilée à la Judée. Pensons à l’épisode de la samaritaine au puits de Jacob. Ces migrations transfrontalières soulèvent beaucoup de questions dans nos sociétés, promptes à protéger leurs identités nationales, leurs sécurités intérieures. On va jusqu’à ériger des murs pour se protéger des étrangers! Nous n’avons qu’à penser aux sentiments soulevés par l’arrivée de migrants par le chemin Roxham au Québec. Je suis toujours étonné de ces liens tissés, de ces regards posés par ce Jésus de Nazareth, mis en scène par les récits évangéliques. C’est un souffle qui déplace beaucoup d’idées reçues.

Un écho semblable au chapitre 10 des Actes des Apôtres

« Pierre se trouve en prière sur l’heure du midi et il a faim.
Il a une vision qui lui montre une table garnie de toutes sortes d’aliments dont certaines viandes d’animaux que les Juifs considèrent comme impurs. La voix divine lui dit de manger (Ac 10,13-15).
Mais Pierre s’objecte : De ma vie je n’ai rien mangé d’impur.
La voix reprend : Ce que Dieu a rendu pur, toi ne va pas le déclarer impur.

Aussitôt après, Pierre reçoit la visite de deux personnes qui vont le conduire chez Corneille, un païen, qui désire être baptisé.
Pierre commence à prêcher Jésus, mort et ressuscité (10,44-48).
Pendant qu’il parle, le païen Corneille reçoit l’Esprit Saint.
Cela stupéfait les disciples de Jésus qui sont Juifs
et qui pensent qu’on ne peut être disciple de Jésus que si on est Juif, membre du peuple de Dieu.

Pierre parlait encore quand l’Esprit saint tomba sur tous ceux qui avaient écouté la Parole. Ce fut de la stupeur parmi les croyants circoncis [Juifs] : ainsi, jusque sur les peuples païens, le don de l’Esprit Saint était maintenant répandu!

Pierre reprit alors la parole : « Quelqu’un pourrait-il empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui ont reçu l’Esprit, tout comme nous?

Faisant le lien avec sa vision des aliments impurs et purs,
Pierre apprend à ne plus considérer les païens comme des gens impurs. Le contexte de la guérison de la Cananéenne donne donc des indications sur le récit (de la Cananéenne) . »

Georges Convert


[1] Frère Émile de Taizé, Fidèle à l’avenir, les Presse de Taizé, 2011.

Étienne Godard

                                                    

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *