27 Avr

Aimer

d’après un texte d’André Comte-Sponville

Être amoureux, c’est, presque toujours, vouloir posséder,  c’est souffrir si l’on n’est pas aimé, c’est craindre de ne l’être plus,  c’est n’attendre de bonheur que de l’amour de l’autre,  que de la présence de l’autre, que de la possession de l’autre. Mais comment pourrait-on rester longtemps amoureux?  Chacun de reprocher à l’autre de n’être plus, ce qu’il avait désiré, aimé,  chacun regrettant que l’autre ne soit, hélas, que ce qu’il est. Essayons de comprendre ce qui se passe dans les couples  qui réussissent à peu près, à s’aimer encore, à s’aimer toujours…

L’amitié est la condition du bonheur.  Elle consiste plutôt à aimer qu’à être aimé.  Elle est communauté, partage, fidélité.  Les amis se réjouissent l’un de l’autre et de leur amitié.  Ce n’est pas demander, c’est remercier.  Ce n’est pas posséder, c’est jouir et se réjouir.  Ce n’est pas manque, c’est gratitude.  Et par là même c’est don, c’est offrande, c’est grâce en retour.  Qui n’aime être aimé? Qui ne se réjouit de la joie qu’il procure?  C’est la vie partagée, le choix assumé, la confiance réciproque. C’est l’amour-action qu’on opposera pour cela à l’amour-passion,  même si rien n’interdit qu’ils puissent converger ou aller de pair. Quels amants, s’ils sont heureux ensemble, qui ne deviennent amis? La tendresse est une dimension de leur amour.  Il y a aussi la complicité, la fidélité, l’intimité du corps et de l’âme. Il y a ce silence, son écoute, il y a cette force d’être deux,  cette ouverture d’être deux, cette fragilité d’être deux…

Quoi de plus facile que la passion? Quoi de plus difficile que le couple?  Être amoureux est à la portée de n’importe qui. Aimer, non. Il n’y a pas à choisir entre passion et amitié, puisqu’on peut vivre les deux,  puisque la passion n’a elle-même d’avenir que dans l’amitié. « Être amoureux est un état; aimer est un acte. » Or un acte dépend de nous, au moins pour une part, on peut le vouloir,  s’y engager, le prolonger, l’entretenir, l’assumer…  Mais un état? Promettre de rester amoureux, c’est se contredire dans les termes. Autant promettre qu’on aura toujours la fièvre, ou qu’on sera toujours fou.  Tout amour qui s’engage doit engager autre chose que la passion. Le meilleur ami, la meilleure amie, c’est celui ou celle que l’on aime le plus,  c’est celui ou celle que l’on a choisi(e), celui ou celle que l’on connaît le mieux,  qui nous connaît le mieux, sur qui on peut compter,  avec qui on partage souvenirs et projets, espoirs et craintes, bonheurs et malheurs. Qui ne voit que c’est en effet le cas dans un couple, marié ou pas,  dès lors qu’il dure un peu, du moins si c’est un couple aimant, et vrai, et fort?  C’est ce que Montaigne appelait si joliment « l’amitié maritale ».

Que saurions-nous de l’amour, si nous n’avions été aimés d’abord?  Tout amour est reçu avant d’être donné.  La grâce d’être aimé précède la grâce d’aimer, et la prépare.  Cette préparation est la famille, malgré ses échecs, et sa plus grande réussite.

Jésus disait: « Vous avez entendu qu’il a été dit :  “Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi”. Eh bien moi je vous dis: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour vos persécuteurs… »  Qui ne voit que le message évangélique excède de très loin les capacités  de l’amour-passion, cela va de soi,  mais aussi de l’amitié?  Aimer ses amis (ceux qui nous font du bien ou qui nous aiment),  quoique plus difficile, reste accessible. Mais aimer ses ennemis? Mais aimer les indifférents?  Ceux qui nous encombrent, qui nous attristent ou qui nous font du mal?

Comment en serions-nous capables? Comment, même, pourrions-nous l’accepter?  Pourtant, et quand bien même cela n’existerait qu’à titre d’idéal,  cet amour au-delà de l’amour-passion, au-delà de l’amitié,  cet amour sublime et peut-être impossible mérite au moins un nom.  Ce nom, en français, est la bonté. C’est ce que Simone Weil appelle la grâce, le contraire de la force. Il faut citer la bouleversante formule de Pavese, dans son journal intime :  «Tu seras aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse  sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force. »  Cet amour-là est le plus rare. L’amour est le contraire de la force, tel est l’esprit du Christ.  « Si l’on me parle encore de dieu tout-puissant, insiste Alain,  je réponds, c’est un dieu païen, c’est un dieu dépassé.  Le nouveau dieu est faible, crucifié, humilié…  Les traits distinctifs de la bonté pour Jésus : c’est un amour spontané et gratuit. C’est l’acceptation joyeuse de l’autre et de tout autre.  Tel qu’il est et quoi qu’il soit. Une bonté qui s’adresse à tous les humains,  bons ou méchants, amis ou ennemis. C’est l’amour étendu à l’universalité des humains et à la totalité de la personne,  qui peut certes porter aussi sur celui ou celle dont on est l’amant ou l’ami.