24 Sep

L’avenir du christianisme comme éthique évangélique

L’avenir du christianisme comme éthique évangélique (extraits d’une conférence de Joseph Moingt)

Quels hommes l’Évangile nous invite-t-il à devenir? Quelles communautés mettre en place pour y parvenir? Quel rapport y a-t-il entre notre appartenance à la foi chrétienne, notre volonté d’être chrétien et cette démarche d’humanité, d’humanisation, de devenir davantage homme?

Quatre points.

– Les révolutions du monde arabe. Quelles réflexions cela nous inspire?

– Et nous comparerons ce qui se passe dans le monde arabe avec ce qui s’est passé et qui se passe de nos jours dans le monde occidental, dit chrétien;

– Quel avenir du christianisme sous l’horizon du retrait de la religion?

– En conclusion : le christianisme comme éthique plutôt que comme religion.

1er point : Qu’est-ce qui se passe dans le monde arabe ? Comment peut-on l’interpréter ?

Ce que je vois dans ces révolutions arabes, c’est la désagrégation d’un espace social qui avait été cimenté par la religion. Je ne dis pas que c’est la destruction de la  religion islamique. Non. Tout le monde sait qu’il doit y avoir des groupes islamistes en embuscade qui vont chercher à profiter de cette révolution arabe. Mais je vois d’abord que c’est l’espace social qui avait été, et qui est encore, cimenté par la loi religieuse, par la charia, par la loi coranique, qui se décompose, qui se déconstruit.

L’esprit du monde occidental envahit en ce moment le monde arabe. Or qu’est-ce que c’est que le monde occidental ? C’est un monde qui est sorti de la religion. Je ne prétends pas que les révolutions arabes sont une lutte contre la religion islamique mais je veux dire qu’elles sont en train de détruire une culture de société qui a été façonnée par plusieurs siècles d’islamisme, sept ou huit siècles. Et donc, ce qui s’écroule, c’est la société archaïque, la société patriarcale dont la religion était le lien social.

La société n’a plus besoin de la religion comme lien fédérateur, comme lien associatif. Dans le monde archaïque, toutes les sociétés sont construites sur l’union du religieux et de la politique. C’est ce monde-là qui est en train de s’écrouler, qui a commencé à s’écrouler dans le monde occidental depuis le début du 18ème siècle, encore que cela n’est devenu évident que vers la fin du 19ème et surtout au 20ème. Mais c’est un phénomène  mondial.

Donc révolution des classes moyennes qui n’admettent plus un pouvoir théocratique, qui n’admettent plus que tous les compartiments de la vie familiale, de la vie sociale, de la vie politique soient dominés par un pouvoir théocratique. Et donc des sociétés qui affranchissent leur vie, des gens qui veulent affranchir leur vie familiale, leur vie conjugale, leur vie sexuelle, leur vie privée, leur vie culturelle etc., qui veulent l’affranchir de la coutume, la coutume qui s’est imposée au nom de la religion et à travers des siècles de pression religieuse.

Deuxième point : comparer cela avec ce qui s’est passé et se passe en Europe.

Qu’est -ce qui s’est passé dans le mouvement des Lumières au 18e siècle? C’est que la société a voulu se dégager des tutelles religieuses. Tutelles religieuses qui s’exerçaient soit directement, par le fait des autorités religieuses, des évêques, du pape, mais soit aussi sous la forme des lois et des coutumes.

Ce que l’on a appelé tantôt  phénomène  de sécularisation, tantôt de laïcisation, c’est que la religion sort de l’espace public; elle est reléguée dans l’espace privé. Et l’espace public est celui de la raison commune, donc de plus en plus régi par la loi civile, mais la loi civile interprétée comme l’expression de la volonté commune, une volonté générale. C’est cela qui est la démocratie.

Un historien français du 17ème siècle, Jacques Lebrun a vu que les Lumières ont été la sécularisation des valeurs chrétiennes, les valeurs chrétiennes devenues un bien culturel, un bien commun, un bien déconfessionnalisé. Qu’est-ce qui attend le christianisme sous l’horizon de la sécularisation?

On peut dire un effondrement de la foi lorsque la foi n’est que l’assentiment aux pratiques et aux croyances communes à une société. Quand s’écroule le lien religieux, la tradition religieuse de cette société, la foi personnelle s’en va, parce qu’elle n’est que croyance, elle n’est qu’assentiment à des croyances communes. Et cela est surtout le cas quand des chrétiens, des individus croyants, convaincus, ont dû se libérer des autorités religieuses pour conquérir une liberté de pensée et de parole.

L’Église actuelle, mise sur la re-sacralisation de la vie en Église, sur la restauration des traditions. Un clergé nouveau, un clergé rajeuni et qui est devenu beaucoup plus traditionaliste et légaliste que le clergé que vous avez connu.

À quoi cela peut-il aboutir? A une reconquête? Non, l’Église cherche à se donner plus de visibilité.  Est-ce que nous pouvons espérer que cela redonnera la foi à ceux qui l’ont perdue. À mon avis, cela n’aboutira qu’à une Église sectaire, qui se coupera de plus en plus du monde sécularisé et donc, on va nettement vers un christianisme minoritaire.

Troisième point : Quel peut être l’avenir du christianisme sous l’horizon de retrait de la religion?

Je viens de parler d’un christianisme devenu minoritaire mais il faudrait peut-être que je corrige l’expression et que je parle davantage d’une Église minoritaire, parce qu’en fait, le christianisme, s’est répandu en dehors de l’Église. Le christianisme déborde de l’Église. Voilà un phénomène  dont il faut se rendre compte. On perd des valeurs de solidarité, des valeurs de fraternité, toutes les valeurs qui avaient formé la société française et qui venaient d’où? La devise de la République « liberté, égalité, fraternité », ce sont des idées qui viennent du christianisme, mais qui ont mûri en dehors de l’Église où les autorités religieuses ne leur avaient pas donné droit de cité. Liberté, égalité, fraternité, solidarité sont des idées chrétiennes, des idées évangéliques. Mais c’est un christianisme hors religion.

Ce ne sont pas des idées chrétiennes qui se sont répandues propres à la foi chrétienne en tant que telle, mais des valeurs chrétiennes. Des valeurs portées par le christianisme. Dans lesquelles, nous chrétiens, nous devons reconnaître l’esprit de l’Évangile.

Il y a là un patrimoine du christianisme. La tradition chrétienne s’est répandue par deux voies. Par une voie ecclésiale, mais aussi par une voie philosophique. Il y a une tradition philosophique dont les chrétiens ne doivent pas se détourner, qu’ils ne doivent pas laisser dépérir. L’évangélisation doit être, non pas une reconquête de l’espace public, mais l’entretien de ces valeurs chrétiennes dans le monde sécularisé : en les laissant telles qu’elles sont devenues : communes, sécularisées. Il ne s’agit pas de les ramener dans l’enceinte de l’Église ou de vouloir leur faire porter à nouveau notre foi chrétienne. Mais nous les considérons comme des fruits du christianisme, des fruits que le christianisme a porté hors de l’Église. Nous avons à les entretenir par la conversation  avec ce monde. Une évangélisation, non, pas de reconquête mais de conversation, d’entretien où nous acceptons que nos paroles de croyants chrétiens se perdent dans les sables d’un monde sécularisé pour y entretenir ces valeurs dans lesquelles, nous chrétiens, nous reconnaissons l’Esprit de l’Évangile.

Nous n’avons pas besoin pour autant de nous en prévaloir et de dire cela vient de nous. Non, mais nous avons à nous préoccuper de les vitaliser, et pourquoi ? Parce qu’elles sont en très grand danger. La déshumanisation pointe partout. Nous la remarquons partout. Quand nous voyons se désagréger l’État social, ce que nous appelons l’État providence, – et malheureusement, on en parle maintenant pour s’en moquer – nous voyons que ce sont des valeurs chrétiennes qui sont en train de s’émietter, de se désagréger quand elles ne sont pas ouvertement combattues parce qu’elles empêchent ceux qui sont riches de devenir plus riches encore. Donc, il faut entretenir ces valeurs et c’est là la grande responsabilité des chrétiens, qui ne doivent pas confiner leur esprit chrétien à faire vivre l’Églisemais à faire vivre ces valeurs évangéliques qui sont dans le monde sécularisé et qui sont menacées. Alors, pour cela, le problème pour nous-mêmes, chrétiens, c’est de garder la foi, puisque ces valeurs viennent de l’Évangile, elles viennent de la parole de Jésus.

Et quand nous regardons l’Évangile, nous n’y trouvons pas beaucoup de religion, peut-être même n’y trouvons-nous aucune religion. Nous reconnaissons bien sûr l’institution de l’Eucharistie dans le dernier repas de Jésus qui est un repas d’amitié. Il n’y a pas de code religieux dans l’Évangile, il y a de la foi, une foi en Dieu qui passe par la foi de Jésus en Dieu. Une foi qui n’est pas faite d’énoncés dogmatiques, il n’y a aucun  énoncé dogmatique dans l’Évangile, mais une foi qui est orientée vers une pratique humaniste.

Quelle peut être notre recherche de foi à l’intérieur de l’Église? Redécouvrir à quel point Jésus a humanisé Dieu. Nous dirons que le salut est dans l’humanisation de l’homme. C’est Jésus qui en a donné l’élan en humanisant Dieu, en nous apprenant à regarder Dieu comme le Père commun de tous les hommes, en nous apprenant à honorer Dieu, non en allant dans le temple; jamais il n’a entraîné ses disciples au temple dans des pratiques religieuses, en tout cas, l’évangile n’en parle pas. Mais il nous a invités à honorer Dieu par le pardon des offenses, par l’amour des ennemis. Aimer Dieu, c’est aimer son prochain, c’est le critère même de l’amour de Dieu. C’est en ce sens que Jésus a dit que le second commandement, l’amour du prochain, était égal au premier.

L’amour de Dieu, dans le christianisme, passe par l’amour des autres. Il n’est pas cantonné dans le temple. Il n’est pas cantonné dans les honneurs que nous rendons à Dieu dans les églises. Il passe par l’amour des autres. Il a sa source dans la révélation de Dieu comme Père, Père universel. Et Jésus nous l’a montré en fréquentant les pécheurs, en disant qu’il était envoyé aux pécheurs et aussi en poussant des pointes en direction du monde païen dans lequel son Église allait se développer.

4ème point : Comprendre le christianisme comme éthique plutôt que comme religion.

Que veut dire ce « plutôt que »? Je ne veux pas dire « au lieu de », je ne veux pas dire remplacer la religion par l’éthique, par la morale, d’autant plus que j’emploie le mot éthique plutôt que le mot morale. Jésus n’était pas un moraliste. Mais je dis éthique, c’est un code de mœurs qu‘il nous a donné, une invitation à inventer nous-mêmes une morale qui serait guidée par l’idée de la réconciliation, du pardon, de la fraternité, de la solidarité avec tous les autres.

Donc, je ne veux pas dire non plus qu’il faudrait réduire le rite au minimum, se contenter, par exemple, d’aller à la messe le jour de Pâques. Ce n’est pas sur ce plan quantitatif que je dis « plutôt que », mais je veux dire comprendre que le religieux chrétien ne fait pas abstraction de la relation à l’autre, même quand nous sommes dans des pratiques religieuses, à l’intérieur d’une église. Ce religieux-là, où l’on s’adresse à Dieu par le Christ, ne fait pas abstraction de notre lien aux autres.

L’Évangile n’est pas un code de pratique religieuse, il n’y en a pas. Mais il abonde en préceptes de justice et de charité. Comment va-t-on se comporter avec quelqu’un qui nous insulte. Jésus va nous inviter à aller au-devant de lui. Ça, ce n’est pas de la morale. C’est une éthique, une éthique de justice, de charité, etc. Et donc constamment l’Évangile nous invite à nous interroger sur notre comportement avec autrui. Est-ce que nous le traitons vraiment en frère, constamment? Et que pouvons-nous faire pour aider notre prochain ?

Il faudrait comprendre que le rite chrétien sacralise avant tout la relation aux autres; parce que l’espace sacré n’est pas le temple matériel. L’espace sacré, c’est notre corps, notre corps individuel et c’est le corps social que nous formons les uns avec les autres. L’Eucharistie nous apprend à respecter le corps que nous formons quand nous nous rassemblons autour de Jésus.

C’est cela le corps du Christ, c’est-à-dire tous ces hommes qui nous entourent, qui sont appelés eux aussi à entrer dans le corps du Christ, à former avec nous une seule et même humanité.