21 Sep

Du paradis à l’enfer ?

Par Mario Bard

Les images sont paradisiaques. Le Kenya, cette « perle de l’Afrique », comme le dit Air Kenya lorsque les passagers sont bien installés pour décoller, est-il un paradis seulement en apparence? Plusieurs observateurs le croient et nous remettent maintenant les deux pieds bien sur terre! Aux touristes éberlués qui prennent d’assaut les parcs nationaux, il importe de dire que Nairobi, la capitale du pays, bien qu’elle soit moderne, contient également le plus grand bidonville d’Afrique ( Kibera ) où s’entassent, dans des conditions terribles, près d’un million de personnes. Cela représente presque le tiers de la population de la capitale.

Arrêt sur une crise que personne ne voulait voir venir.

Le père Ludwig Peschen est un missionnaire des Pères Blancs d’Afrique. Il est allemand, a 57 ans. Il est médecin et psychothérapeute. Présent en Afrique depuis bon nombre d’années, il a été témoin de plusieurs crises et guerres, dont celles du Burundi et du Sud-Soudan. Avant que ne débute la crise actuelle, le père Peschen devait repartir pour le Soudan continuer le travail de « Healing the Healers », littéralement « Guérir les guérisseurs ». Cet organisme, qu’il a fondé en 2001, est présentement chapeauté par la Conférence des évêques catholiques du Soudan et supporté principalement par Aide à l’Église en Détresse. Le programme veut fournir une aide au personnel de l’Église parce que ces «aidants naturels», toujours en première ligne quand un conflit éclate dans un pays, subissent eux aussi des traumatismes. Le programme permet un « renouveau holistique » pour le personnel de l’Église catholique.

Au Kenya, ce programme est maintenant offert à la population en plus du personnel de l’Église. Un personnel qui, pour l’instant, est mis à contribution au niveau matériel : aider les déplacés, leur procurer le nécessaire pour survivre. Ce n’est pas encore « le moment du counselling », indique le père Peschen qui a décidé de rester au Kenya où il vit en solidarité avec les victimes le drame actuel.

La plupart des réfugiés sont des femmes et des enfants. Certains d’entre eux ont été violés ; les plus jeunes parmi eux n’ont que cinq ans. Leurs yeux ont précocement fini de rire. « Une fille m’a raconté qu’un homme est arrivé dans le camp en voiture et lui a demandé pourquoi elle n’allait pas à l’école. Elle lui a répondu : ‘parce que nous n’avons ni cahiers, ni crayons ni uniformes d’école’. L’homme lui a promis de l’accompagner pour acheter les affaires nécessaires. La fille est partie avec lui et a été abusée sexuellement, et cela aussi par d’autres hommes », dit le Père Peschen. Une religieuse qui travaille avec lui s’occupe en particulier des femmes et des filles qui ont été victimes de violences sexuelles. Mais, il n’est pas facile d’avoir accès à ces personnes car beaucoup se taisent parce qu’elles ont honte. Le nombre de cas non recensés est probablement élevé.

La capitale et son bidonville, Kibera, n’ont pas été épargnés. Maisons brûlées, personnes qui ont dû quitter leur quartier sous la menace… Plusieurs réfugiés de la capitale s’entassent dans le grand parc d’exposition de la capitale. Ils ne veulent pas partir même si le gouvernement a officiellement fermé le parc. La peur de l’autre, Kikuyu, Luo ou d’une autre ethnie (le pays en compte une quarantaine), s’est installée. Il y a des gens qui vivaient ensemble depuis des années et qui aujourd’hui se détestent pour une question tribale. Dans certains quartiers, on a même demandé aux gens de l’ethnie minoritaire de quitter dans les deux jours, sinon on les menace de les transporter à l’extérieur… dans un cercueil.

Le père Peschen remarque que les gens ont honte de ce qui se passe dans le pays. Ils ne comprennent pas. Pour la plupart des Kenyans, il était inimaginable jusqu’à ce jour que des personnes puissent être lapidées et hachées en morceaux à l’aide de machettes ou que des petits enfants puissent être violés. C’était l’un des pays modèles de l’Afrique.

« Moi-même, j’ai vécu pendant des années les guerres des années ’90, au Burundi par exemple. Donc, je connaissais un peu les conflits ethniques dans d’autres pays. Comparé à tout cela, ici, on pouvait dire qu’on ne voyait pas le problème. » Alors pourquoi les « tricheries » avérées des élections se révèlent-elles porteuses d’une charge de violence aussi rapide? « Les vrais problèmes qui existaient depuis longtemps ont été balayés sous le tapis ». La fraude électorale a été un « catalyseur », selon le père Peshcen qui s’indigne que des gens, qui ont marché parfois huit, dix heures pour voter, aient été « dupés » de la sorte. « On les a considérés comme des imbéciles », souligne-t-il en colère.

Partir?

Les violences durent depuis des semaines. Le missionnaire a assisté de près aux échanges de coups de feu qui ont eu lieu à Nairobi le 31 décembre 2007. « Les fusillades du nouvel an ont été un cadre macabre », raconte-t-il à l’Aide à l’Église en Détresse. Des bandes de jeunes armés de gourdins et de machettes étaient sortis des bidonvilles. Dans certains cas, les ambulances ne prenaient même plus le chemin de l’hôpital mais directement celui de la morgue qui se trouve proche de la maison des missionnaires.

Beaucoup de gens conseillent aux missionnaires de quitter le pays en raison de la violence persistante et de se mettre à l’abri. Pourquoi les missionnaires ont-ils tout de même le courage d’y rester ? « Je dois un petit peu corriger cette question, dit le Père. Ce n’est pas une question de courage. ‘Courageux’, cela paraît trop héroïque. On peut avoir peur et quand même décider de rester. J’estime que c’est un privilège pour nous de pouvoir être ici, dans ce chaos dont tout le monde s’enfuit ».

Il sait que son engagement peut lui coûter la vie. Pourtant, le prêtre ajoute de manière déterminée : « Même si je me fais tirer dessus, cela aurait probablement valu la peine, d’une certaine manière, d’être resté au Kenya ». Peut- être n’est-ce pas le courage qui l’entraîne mais certainement les paroles de Jésus : « Celui qui perdra sa vie pour moi la retrouvera ». (Mt 16, 25)

 

Source : Mario Bard
Journaliste
Aide à l’Église en Détresse