21 Sep

Une Église pour le 21ème siècle ?

Prospectives pour une nouvelle cellule de base de l’Église

« Faire ou ne pas faire Église!
Voilà une interrogation fondamentale adressée à l’Église d’aujourd’hui,
face à son avenir.
Devant la baisse actuelle des effectifs cléricaux et religieux,
devant les besoins pressants des communautés chrétiennes,
devant le désintéressement des jeunes pour la pratique religieuse,
l’Église se questionne avec raison sur ses chances de renouvellement.
Le malaise vécu par l’Église du Québec semble associé à un mal profond
qui remet en question son existence même»
(Jean-Philippe Auger, La pastorale des vocations, MNH/ADDPV 1999, p.105).

«EGLISE A VENDRE»!

Le christianisme a-t-il fait son temps? Cette question n’est pas seulement un titre-choc pour un livre (Jean-Marie Ploux, Éditions de l’atelier). Elle est l’écho de ce que pensent bien des baptisés, et notamment un bon nombre des jeunes- adultes devant la situation de leur Église. Le tragique déclin actuel est-il passager? Pouvons-nous espérer –à vues humaines– que nous allons assister –dans un temps prévisible– à un renversement des tendances?

Les statistiques ne sont que des chiffres et n’expriment jamais toute la vie. Cependant certains chiffres peuvent être comme un signal d’alarme qui nous réveille. Pour notre diocèse de Montréal, la pratique de la vie chrétienne (qu’on vérifie par la fréquentation de l’assemblée dominicale) est aujourd’hui de l’ordre de 5 à 15%. C’est dans la banlieue qu’elle est la plus élevée. Dans les paroisses ethniques, elle peut atteindre encore 25%. Mais dans les paroisses du Centre-ville, cette assistance compte une forte majorité de personnes dont l’âge est supérieur à 65 ans, des chrétiens qui ont continué avec une fidélité diverse la pratique de leur jeunesse. Dans 10 ans, dans 20 ans, ces gens ne seront plus là et rien n’indique qu’ils auront été remplacés. La situation aura radicalement changée. Il est probable que les jeunes générations actuelles ne prendront pas  –à l’heure de la retraite– le chemin d’une Église qu’ils n’auront jamais fréquentée.

Beaucoup de paroisses devront donc fermer, faute de paroissiens. Il y a aujourd’hui environ 280 paroisses et missions à Montréal. On sera obligé d’en regrouper un grand nombre dans les prochaines années. Un journal quotidien montréalais parlait de 27 églises qui devront fermer. Même si le chiffre est encore hypothétique, dans les rues de notre cité, on verra de plus en plus: Église à vendre!

Le personnel permanent qui a encadré les communautés est en voie d’extinction. Dans le diocèse de Montréal, la moyenne d’âges des membres des communautés religieuses est très élevée (respectivement de 74 ans pour les religieuses, de 71 pour les frères et de 63 ans pour les prêtres). Les vocations presbytérales sont très peu nombreuses (4 à 5 par année depuis 1990) et sont loin de compenser les postes laissés vacants par la vieillesse et la mort. Chaque année c’est entre 15 et 20 prêtres qui décèdent. Il y a donc un déficit minimum de 10 prêtres par an. Comme le nombre actuel des prêtres incardinés au diocèse est de 515, dans 10 ans ils ne seront plus que 415. Actuellement, la moyenne d’âge du clergé diocésain en activité est de 60 ans. Pour l’ensemble des prêtres (y compris les retraités) cette moyenne d’âge est de 64 ans. Comme elle augmente de .6 par an, en 2005 on peut prévoir que la moyenne d’âge des prêtres sera de 70 ans. Que penserait-on d’une entreprise dont la grande majorité du personnel de direction serait à l’âge de la retraite? Cette vieillesse du clergé, sa raréfaction est un drame qui n’a pas encore révélé ses conséquences tragiques. Mais ce qui est peut-être plus grave encore, c’est que des générations entières (celles des 25-50 ans) sont pratiquement absentes de nos assemblées dominicales –et cela depuis une trentaine d’années. En effet, depuis la ‹révolution tranquille›, les gens de ces âges sont trop peu nombreux à être actifs au sein des paroisses pour qu’ils soient vraiment représentatifs de leur génération. Dans certaines paroisses, il suffit des doigts d’une seule main pour compter les pratiquants de moins de 40 ans. Or ce sont les générations autour de la quarantaine qui ont la force créative pour faire les changements nécessaires à l’adaptation de la vie chrétienne au contexte de l’actualité.

Quels peuvent être –dans ces conditions– les possibilités de renouvellement de l’Église? On a certes vu le pape Jean XXIII –malgré son grand âge– ouvrir un concile pour susciter un aggiornamento de l’Église. Mais le concile Vatican II venait couronner tout un effort de renouveau pastoral, biblique, liturgique, catéchétique, qui avait été l’effort de générations entières de prêtres et de laïques dans les 20 ou 30 années précédentes. Il ne semble pas qu’il y ait depuis Vatican II de semblables forces capables d’adapter les enseignements du Concile aux situations toujours nouvelles d’une société qui ne cesse de changer.

Certes la vie chrétienne ne se limite pas à la pratique eucharistique et on aurait raison d’évoquer d’autres pratiques (l’engagement dans le monde social inspiré par l’Évangile, par exemple). Mais si la pratique évangélique de la solidarité et de la justice est importante pour l’avancée du Règne de Dieu dans le monde, il faut encore qu’on puisse former des chrétiens et des chrétiennes pour témoigner de cet Évangile. Or la formation, l’initiation à la vie chrétienne nécessite des communautés vivantes.

Pendant plusieurs siècles, l’école a été le lieu où les enfants étaient initiés à la vie chrétienne, en partenariat avec la famille et la paroisse. Les changements survenus depuis 40 ans dans la société québécoise ont fait que l’école ne peut plus assumer cette tâche, même si un enseignement confessionnel y est encore donné pour les 5 prochaines années. En effet, l’enseignement académique n’est pas la catéchèse. Celle-ci doit se faire au sein d’un milieu de vie chrétienne.  Où trouver de tels milieux, alors que la famille est souvent en crise et que la paroisse n’est plus une communauté?

DE FAUSSES REPONSES CONSOLANTES

Des réponses consolantes peuvent être données. Malgré la gravité de la situation, certains voudraient se rassurer en invoquant la promesse de Jésus qu’Il sera avec nous «jusqu’à la fin des temps» (Mt 28,20). «L’Esprit saint saura bien sauver son Église… à son heure!», entend-on quelquefois. Mais cette promesse de Jésus a été faite pour l’Église universelle, elle ne dit rien de l’Église qui est au Québec. Souvenons-nous de ces Églises d’Afrique du Nord –si florissantes au temps d’Augustin–  et qui ne sont plus maintenant que des souvenirs. Car si Jésus nous assure de son soutien indéfectible, il ne veut pas pour autant nier notre liberté et notre responsabilité. Un évêque de Paris disait un jour aux nouveaux prêtres qu’il venait d’ordonner: «Messieurs, souvenez-vous que l’Esprit saint viendra au secours de votre faiblesse, mais non de votre paresse.»

D’autres se rassureront en voyant certaines églises paroissiales (rarissimes il est vrai) encore pleines chaque dimanche. Ils mettront en avant le dynamisme des agents et agentes de pastorale et évoqueront quelques initiatives heureuses: le Synode de Montréal –capable de rassembler en équipes de réflexion près de 15000 personnes–, une radio religieuse: Radio Ville-Marie, un centre de spiritualité œcuménique comme Unitas, une pastorale des jeunes qui a quelques belles réalisations, une autre pour les chrétiens en recherche, un catéchuménat qui accueille chaque année une centaine d’adultes… Mais ces réalisations –aussi belles soient-elles– ne peuvent cacher l’ampleur de la désaffection des assemblées. Une grande majorité des chrétiens ne se réunit plus pour célébrer sa foi, et encore moins pour réaliser la fraternité des disciples du Christ.

L’on pourrait aussi se réconforter par le fait que la fréquentation des sanctuaires (l’Oratoire, le Saint-Sacrement, Marie-Reine-des-cœurs, La Réparation, etc.) serait plutôt en hausse. Un nombre significatif de chrétiens semblent préférer ‹assister› à la messe dans les sanctuaires plutôt que dans leur église paroissiale de quartier. Les célébrations religieuses y sont souvent de meilleure qualité. Mais les gens qui fréquentent les sanctuaires le font, pour l’immense majorité, de façon anonyme. Pour eux, il n’est pas question –dans ces lieux de culte– de ‹faire communauté chrétienne›.

Rappelons ici des définitions de vocabulaire qui me semble importantes quand on parle pastorale. Pour reprendre un langage personnaliste, il ne faut pas confondre le collectif avec le communautaire.  Depuis que les paroisses –comme les villes– ne sont plus de véritables communautés mais des collectivités, on a vu surgir des appellations nouvelles qui sont signifiantes: ainsi des paroisses ont changé leur nom de paroisse pour celui de ‹communauté chrétienne› et des villes sont devenues des ‹communautés urbaines›. Mais il ne suffit pas de changer l’appellation pour créer une nouvelle réalité. Ces appellations dénotent sans doute le fort besoin de communauté, même s’il est plus ou moins consciemment vécu. De même, les baptêmes d’enfants sont devenus des baptêmes communautaires. Mais il ne suffit pas de regrouper quelques familles (de gens qui ne se connaissent pas) pour que la célébration soit celle d’une communauté. Elle est tout simplement collective. Il en est de même pour la célébration du pardon qui est passée d’une pratique individuelle à une pratique collective… mais peu souvent communautaire.

Le collectif s’adresse aux gens comme à des individus plus ou moins anonymes. Le communautaire est au contraire ce qui fait grandir chaque personne à partir d’une meilleure qualité des relations humaines. Si la communauté est essentielle au développement de la personne, elle l’est à fortiori au développement d’une véritable vie chrétienne. Sinon, l’Église de Jésus risque de se réduire progressivement à n’être qu’une religion, c’est-à-dire une institution assurant des rites sacrés qui relient  individuellement et collectivement les fidèles à Dieu. Ces rites ne sont pas sans valeur mais ils ne répondent qu’en très petite part au projet communautaire de Jésus.

Le besoin essentiel de liens communautaires, et cela indépendamment de la foi, explique sans doute les essais nombreux et divers des trente dernières années. Pensons aux communes des hippies, aux kiboutz, etc. Plus récemment aux cafés philosophiques, historiques, géographiques… et au renouveau actuel d’une vieille institution alsacienne remontant au Moyen-Âge: le Stammtisch*.

Le Stammtisch, c’est une table, dans un restaurant ou un bistrot, qui reçoit régulièrement des habitués: les Stammtischbruder, littéralement: ‹Frères de la table tribale›. Ces rencontres peuvent avoir lieu sur un rythme journalier, soit hebdomadaire, soit mensuel. Le dénominateur commun de ces habitués peut-être soit la profession, soit la classe d’âge, soit l’appartenance à un même quartier, soit les mêmes convictions politiques ou syndicales, soit la fréquentation passée d’une même école, etc… Le nombre de « Stammtischbruder » varie entre quatre et quinze, parfois plus.  Au cours de ces rencontres, tout en buvant de la bière et du vin, on a des échanges sur les derniers événements survenus dans le quartier ou le village et on les commente abondamment.

LE PROJET DE JESUS

Mais c’est le projet de Jésus lui-même qui appelle impérativement les disciples à faire la communauté. La dimension communautaire de la vie chrétienne ne relève pas d’une mode ou d’une pastorale particulière et facultative. À travers les récits évangéliques et les Actes des Apôtres, l’œuvre de Jésus apparaît essentiellement comme la constitution de groupes de disciples qui vivront la fraternité.  Une fraternité qui traduira concrètement les liens que chaque membre vit avec Dieu (comme avec un Père tout- aimant). C’est l’unité de ceux qui veulent s’entraider à vivre cet Évangile d’un Dieu qui n’est qu’Amour, qui est le témoignage que Jésus espère de ses disciples, comme il l’a traduit dans la prière du Dernier Repas:
Je leur ai donné la puissance d’amour que Tu m’as donnée
pour qu’ils soient Un comme nous sommes Un,
pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite
et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est Toi qui m’as envoyé
et que Tu les as aimés comme Tu m’as aimés (Jn 17, 22-23).

Le groupe des Douze a été le prototype de ce groupe fraternel porteur de l’Évangile. Après Pâques, les Actes décriront les premiers chrétiens par ce résumé saisissant:
Ils étaient persévérants dans l’enseignement des apôtres,
et la communion –la fraction du pain– et les prières (Ac 2,42).

Même si les Actes décrivent l’accroissement rapide du nombre des disciples (3000 personnes rejoignent le jour de la Pentecôte les 120 frères et sœurs déjà regroupés autour des 12, des disciples-femmes et de la famille de Jésus), ils spécifient pourtant que c’est dans les maisons qu’on célèbre la ‹fraction du pain› (cf. Ac 1,14-15, 2,41 et 46). Cette ‹fraction du pain› se situe dans le prolongement des Repas sacrés juifs, ceux du sabbat dans les familles ou dans les confréries religieuses. Ils rassemblent autour de la Table pour partager la Parole de Dieu, au cours d’un repas qui ‹unifie› les commensaux. Rompre un Pain unique et boire à la coupe traduisent en signes tangibles l’unité de ceux qui se sont nourris du Pain de la parole de Dieu:
Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, nous sommes un seul Corps
car tous nous participons à ce pain unique (1Co 10,17).

C’est cette constitution de la communauté des disciples à travers le Repas du Seigneur qui est exprimée par l’adage patristique: «C’est l’Église qui célèbre l’Eucharistie mais c’est l’Eucharistie qui fait l’Église.»

DES REPONSES SIGNIFIANTES MAIS ENCORE INSUFFISANTES

«La foi est radicalement de nature communautaire: elle est relation. Aussi a-t- elle besoin d’être ressourcée, célébrée, partagée. L’Église, étymologiquement et concrètement, se définit comme ‹une assemblée convoquée par Dieu› et donc ‹comme une communion fraternelle› (GS #32) ou ‹une fraternité› (LG #28). Constituer le lien ecclésial répond à des besoins majeurs: de nourriture spirituelle d’abord, mais aussi de soutien chaleureux et fraternel, de cohésion identitaire dans le gigantesque marché des valeurs, de visibilité donnée à l’Église locale. Promouvoir le tissu communautaire constitue une préoccupation aussi ancienne que l’Église, depuis ses origines. Mais les temps que nous vivons lui donnent un caractère d’urgence et invitent à réajuster ses modalités» (Jean Rigal, Horizons nouveaux pour l’Église,  Cerf 1999,  p.141-142).

Au plan chrétien, les années 70 ont vu naître les communautés ecclésiales de base (les CEB), ainsi que des mouvements comme les Cursillos, le Néo-catéchuménat, Communion-Libération, etc. Ce qui a fait le succès de ces nouveaux groupes est probablement qu’ils répondaient en grande partie au besoin communautaire. C’est aussi probablement à cela que le renouveau charismatique doit sa vitalité. Pour les communautés nouvelles (les Béatitudes, le Pain de vie etc.) qui accueillent des gens mariés, la vie commune religieuse a peut-être remplacé la vie communautaire des villages d’autrefois. Ces réalisations sont l’indice que le besoin communautaire demeure et qu’il faut l’adapter aux conditions nouvelles de la société. Elles indiquent donc la direction que l’Église doit prendre pour répondre aux vrais besoins de ses fidèles. Car ces groupes ne peuvent prétendre à jouer seuls le rôle communautaire: soit parce qu’ils ne rassemblent qu’une minorité des baptisés; soit parce qu’ils sont isolés, comme certaines communautés de base (elles ont dû parfois se développer en dehors ou à côté de l’Église diocésaine); soit parce que ces mouvements ont des spiritualités particulières et ne sont donc pas ouverts à tout baptisé. Or l’ouverture au tout-venant reste un critère essentiel pour constituer la cellule de base de la vie ecclésiale.

On pourra aussi évoquer qu’il y a de plus en plus –dans les paroisses– de groupes de partage qui se réunissent dans les maisons privées ou dans des salles paroissiales. On y discute sur la foi, la vie chrétienne, l’évangile. Mais la question vitale que posent ces groupes est celle de leur durée. Peu d’entre eux ont une réelle longévité. De plus ils n’ont, le plus souvent, aucun lien entre eux. Lorsque le groupe meurt, les membres, ne connaissant pas d’autres groupes, retournent à leur solitude.

Depuis 30 ans, plusieurs programmes pastoraux comme le NIP (Nouvelle Image de la Paroisse), le Renouveau paroissial (Renew), Risquer l’avenir… se sont attaqués à faire émerger de tels groupes, mais leur taux de réussite à long terme est faible, malgré l’importance des investissements consentis par les agents de pastorale.

En dépit de ces difficultés, il est remarquable que notre synode diocésain ait affirmé, par son vote, la nécessité de ces groupes: «Nous recommandons que l’Église de Montréal fasse la promotion des groupes de partage de foi ainsi que des communautés ecclésiales de base.» (C15).

Le synode faisait ainsi écho à la pensée de nombreux sociologues, théologiens et pasteurs: «La création de groupes fraternels, où l’on apprend ensemble à croire, apparaît comme une voie d’avenir. Qu’on l’appelle fraternité, équipe, communauté ecclésiale de base ou de tout autre nom, le groupe restreint répond aujourd’hui à un réel besoin. Il s’agit de lieux de partage et de solidarité pour se communiquer mutuellement la Parole de Dieu et s’exprimer dans le service de l’amour» (J. Rigal, idem, p.142).

LA PAROISSE ACTUELLE NE PEUT PLUS ETRE UNE COMMUNAUTE

La paroisse a subi, comme la ville, les changements intervenus dans le tissu social par le développement des moyens de transport. Lorsqu’un grand nombre a accès à la voiture personnelle et lorsqu’existent des transports publics rapides (bus et métro), les gens ne sont plus assujettis au territoire de leur domicile. Le magasin général a fait place au centre d’achats, l’école de quartier est devenue une polyvalente. La parenté se trouve souvent dispersée, parfois aux quatre coins de la Province. On ne travaille plus nécessairement sur le territoire de son domicile. Les moyens de communication comme le téléphone et la télévision (et désormais Internet) contribuent à minimiser l’importance des liens de proximité géographique.

Dans les milieux francophones du Québec, l’église paroissiale accueillait autrefois pratiquement tout le village (ou le quartier de la ville). En venant à la messe, les gens retrouvaient leur parenté et des amis avec lesquels ils avaient été à l’école, avec qui ils avaient dansé pendant leurs années de jeunesse, qu’ils rencontraient quotidiennement dans les commerces, les groupes de loisirs, la Caisse populaire, et les entreprises de travail du lieu. Avant et après l’office, les gens partageaient sur le perron de l’église, heureux d’entretenir leurs liens mutuels. L’Église et ses pasteurs n’avaient pas à se préoccuper de ‹faire› la communauté chrétienne. C’est une communauté civile toute faite qui venait à l’Église pour y célébrer sa foi. Les appellations village et paroisse se confondaient même dans certains régions.

De nos jours, l’église paroissiale accueille non plus des groupes communautaires comme l’étaient les familles (ce qu’on a appellé des églises domestiques), mais des individus qui n’ont, le plus souvent, aucun lien entre eux en dehors du rassemblement dominical. On ne vient plus à la messe pour y rencontrer des amis et des parents.

Cette déstructuration du milieu social territorial a peut-être fait davantage pour la déchristianisation que la critique de la foi par la science moderne ou la volonté d’émancipation de l’Église par les élites intellectuelles. Pour ce qu’on a appelé la religion populaire (mais qui n’appartient pas au peuple?), l’absence de ‹milieu de foi› est peut-être plus importante que les questions (théologiques) de foi. Dans une société qui n’est plus communautaire et homogène –comme pouvait l’être le Québec dans la première partie du 20e siècle–, la pratique de la foi devient une décision personnelle et non plus collective. La foi n’est plus sociologique. S’il fallait autrefois une forte personnalité pour ne pas pratiquer, aujourd’hui il faut au contraire une forte personnalité pour être actif dans un groupe religieux. Dans le Montréal métropolitain, devenu pluraliste (au plan des ethnies et des cultures) par l’immigration, il sera donc plutôt normal que les chrétiens actifs ne soient qu’une minorité plus ou moins importante. Si cette minorité est active et rayonnante, le projet de Jésus pourra avoir une influence sur l’ensemble de la société. Mais cette minorité ne peut être fidèle au projet de Jésus qu’en étant fraternité. En regard de l’Évangile, ce qui est dramatique n’est pas d’abord le petit nombre des chrétiens. Le véritable drame est dans l’incapacité actuelle de l’Église à ‹faire communauté›.

Pour pallier à l’anonymat qui les caractérise, les centres d’achats ont voulu personnaliser davantage leurs services: par exemple, en accueillant dans leurs locaux des boulangeries où pains et patisseries sont faits sur place. Certains magasins ont ‹dressé› leurs caissières à vous demander si «vous allez bien?» –comme si elles vous connaissaient de longue date et que votre santé avait de l’importance pour elles! De même, certaines paroisses s’efforcent de personnaliser les ‹services› en offrant par exemple un ‹verre de l’amitié› après l’office, ou en pratiquant le ‹baiser de paix› (ce qui peut irriter au contraire certains participants par son caractère trop souvent factice). Mais il faut se rendre à l’évidence. La paroisse urbaine (sauf exceptions qui confirment la règle) ne peut plus s’identifier à une communauté. Elle est devenue une institution de services pour des individus. Les baptêmes, les premières communions, les confirmations, pour plus ou moins 80% d’entre eux, sont devenus des ‹services religieux› offerts à des familles qui ne fréquentent plus la communauté, alors qu’ils étaient autrefois des rassemblements festifs pour toute la communauté paroissiale.

Moins les paroissiens ont de liens entre eux dans la vie courante, plus il faudra créer de liens entre les personnes si l’on veut faire naître un véritable tissu communautaire. Cela limite donc le nombre des membres de la communauté. Le chiffre idéal sera fonction des conditions nécessaires pour que se réalise une fraternité concrète. «Comme la foi peut être morte ou vivante, l’Église peut être morte ou vivante selon que son aspect communautaire est réel ou non, qu’elle est faite d’hommes ou de femmes qui peuvent mettre ou non un nom sur chaque visage» (Jacques Lœw). On ne fait pas fraternité à plusieurs centaines d’individus. Si la paroisse ‹villageoise› pouvait accueillir plusieurs centaines de personnes, c’est parce qu’elle était formée de sous-groupes à forte densité communautaire. Ces cellules étaient principalement les familles. Elles pouvaient être aussi des confréries comme une section locale des Chevaliers de Colomb ou des Filles d’Isabelle.

RE-INVENTER LA CELLULE DE BASE DE LA PAROISSE

Aujourd’hui, il faut ré-inventer ce qui peut être la cellule de base de l’Église paroissiale, l’église domestique. Il faut re-créer des groupes de style familial. Mais les liens ne seront plus ceux du sang. Ce sera peut-être en plus grande fidélité à l’Évangile, selon la définition que Jésus lui-même a donnée de ce que devait être la famille de son Église:
Sa mère et ses frères vinrent alors le trouver,
mais ils ne pouvaient l’aborder à cause de la foule.
On l’en informa: «Ta mère et tes frères se tiennent dehors et veulent te voir.»
Mais il leur répondit: «Ma mère et mes frères,
ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique» (Luc 8,19-21).
Selon cette définition, c’est essentiellement autour du partage de l’évangile que peuvent se créer des liens véritablement fraternels entre les disciples de Jésus. Il ne s’agit pas de rassembler les gens d’abord en fonction de leurs sympathies mutuelles, mais plutôt de développer des liens spirituels par le partage de ce que chacun s’efforce d’être (lorsqu’il s’engage à vivre selon l’Esprit de Jésus). En effet, c’est en s’entraidant à devenir fils et fille du Père qu’on devient concrètement et réellement frère et sœur les uns des autres: à la suite de Jésus, le frère aîné.

N’est-ce pas d’abord au niveau de l’être que se bâtit une communauté? La famille, avant d’être une communauté du ‹faire ensemble›, est d’abord une communauté de l’‹être ensemble›. Du moins tel est sans doute l’idéal de la famille. La communauté chrétienne devrait être du type de la famille. Or, depuis trente ans, lorsqu’on a voulu refaire le tissu communautaire de la paroisse, les efforts déployés n’ont-ils pas tourné surtout autour des services: comités de liturgie, de préparation au baptême, au mariage, saint-vincent-de-paul, etc.? Or ces groupes rassemblent autour du ‹faire› et non pas de l’être. Et le ‹faire› ensemble ne conduit pas nécessairement à l’‹être ensemble›. Une entreprise est un lieu du ‹faire›. Elle ne vise pas à la création de liens interpersonnels qui permettent des partages de la vie intime de ses membres. Il ne faudrait pas que la communauté chrétienne s’aligne sur les conditions actuelles du monde qui favorisent l’individualisme et en conséquence une grande solitude des personnes. Le magasin général, qui permettait des liens gratuits entre les personnes, a fait place à l’anonymat du Centre d’achats. Il ne faudrait pas que la paroisse urbaine finisse par n’être plus qu’un lieu de services distribués à des individus.

DES GROUPES DE PARTAGE DE FOI

Si ce que nous avons décrit est juste, il faut donc engager des ajustements de structure qui permettront réellement à des groupes de partage de la foi (autour de l’Évangile notamment) de se constituer comme la cellule de base de la vie ecclésiale. De même que la paroisse rurale était une communauté parce qu’elle rassemblait des familles communautaires, de même la paroisse urbaine deviendrait la communion des groupes communautaires. Ces groupes de partage seraient ouverts à tous et ne se présenteraient pas comme des groupes à vocation particulière, à l’instar des divers groupes de spiritualité (mouvements, etc).

On peut considérer que les demi-succès des années passées en ce qui concerne le renouveau paroissial doivent être en partie explicables par deux raisons:

  • le fait que les groupes soient plus ou moins considérés comme marginaux par rapport à la structure de base du diocèse. (le synode diocésain de Montréal n’a pas cru devoir assurer une représentativité officielle des groupes (Ceb et autres) en leur permettant d’élire des délégués).
  • le fait que les leaders ne soient pas officiellement reconnus et soutenus.

Ajoutons que, dans les 30 dernières années, la grande majorité des leaders ont été des religieuses, des religieux et des prêtres; très rarement des laïques. Or cette catégorie de personnes consacrées est en voie de disparition. Sans doute, ne peut-on compter pour l’avenir sur les religieuses, religieux et prêtres? Il faut donc maintenant compter sur des laïques pour créer des groupes. Pour beaucoup de gens, l’âge précoce de la retraite –aujourd’hui– permet d’envisager un temps relativement long d’activités. Il ne devrait donc pas être difficile de trouver des hommes et des femmes qui soient disponibles pour ce service d’Église. Cela devrait aussi changer le visage de l’Église dans la société. L’Église apparaît encore passablement cléricale malgré le nombre important des agent-es de pastorale laïques. Les représentants officiels de la cellule de base ecclésiale pourraient être et des membres laïques de l’Église et des gens des deux sexes.

Pour assurer la viabilité et la durée des groupes, il semble que deux conditions soient essentielles:

1. L’institution d’un ‹ministère de présidence›.

Ces groupes ne pourront sans doute devenir crédibles comme cellule de base que si l’Évêque reconnaît comme un ministère leur présidence. On sait qu’il est dans les pouvoirs de l’Évêque d’instituer de nouveaux ministères (en accord avec la congrégation vaticane). La réception de ce ministère dans le cadre d’une liturgie diocésaine marquerait l’importance que l’Évêque accorde à la naissance de cette nouvelle cellule de base de son Église.

Ce ministère de présidence en serait un d’abord de communion ecclésiale:

  • par le charisme de rassembleur des disciples au sein de cette église domestique
  • et par celui d’être un lien vivant avec l’Évêque (en communion avec le pasteur de la paroisse).

De même que la paroisse a dû la vitalité de son existence à la formation des prêtres par l’institution des séminaires, de même un centre de formation spécifique pour les président-es de ces cellules de base pourrait assurer la viabilité et la durée de ces groupes.

Cette formation devrait être basée principalement sur la connaissance de la personne de Jésus et de son enseignement: autrement dit sur une habilité à faire faire à un groupe une lecture priante de l’Évangile. Cela suppose certes un peu d’exégèse mais aussi un ‹habitus› de la prière personnelle.

Il serait peut-être préférable que la formation intervienne après un temps de pratique (où se vérifie le charisme de rassembleur de la personne) et que le/la candidate soit référé-e par le groupe lui-même. Le ministère est en effet une tâche d’Église, davantage qu’un choix de vie purement personnel.

2. Un Centre diocésain des groupes ecclésiaux de base.

Le rôle de ce Centre ne serait pas de diriger les groupes qui devraient continuer à se former sur une base volontaire: soit par affinité de milieux, d’âge, de culture, de sensibilité spirituelle.

Le Centre devrait être vu d’abord comme étant au service des groupes:

  • en assurant la visibilité des groupes et leur communion ecclésiale par une légère structure de liens entre les différents groupes ( constitution d’un bottin donnant les noms et lieux de rencontres des groupes, organisation ponctuelle de journées de ressourcement pour les membres, au plan des régions par exemple, etc.);
  • en étant à l’écoute des membres et en aidant à l’articulation harmonieuse entre les groupes et les paroisses;
  • en aidant à dégager une vision claire des rôles respectifs de la paroisse et des groupes fraternels de base,
  • en créant des outils pour l’animation: proposition de guides de partage de la Parole (commentaires et questions pour l’échange);
  • en assurant une formation des président-es qui soit spécifique à ce ministère (à l’aide des centres de formation existants);
  • en suscitant une réflexion commune sur une ‹liturgie domestique› qui serait apte à devenir un instrument privilégié pour créer les liens d’unité fraternelle au sein de cette nouvelle cellule de base. Comme il l’est dans le judaïsme, le Repas de la Parole, dans une maison privée, une salle paroissiale, un club privé, pourrait jouer ce rôle (cf. les ‹Déjeuners de la Prière›).
UNE NOUVELLE DEFINITION DE LA PAROISSE

Ainsi ce ‹groupe fraternel› aurait pour rôle essentiel d’être la cellule communautaire formant la base d’une Église fidèle au projet de Jésus dans la société du XXIe siècle. Il deviendrait la ‹famille chrétienne›, en une époque où la famille naturelle ne peut plus jouer –dans la plupart des cas– son rôle de cellule de foi, d’église domestique.

Par ce ministère reconnu et par ce Centre, les groupes ne seraient plus considérés comme étant analogues à des groupes de piété, lesquels sont des milieux particuliers  de soutien spirituel. Ils trouveraient leur rôle (de base) dans l’Église, et la paroisse (ou l’unité pastorale) deviendrait le relais entre ces ‹fraternités ecclésiales› et le diocèse; notamment au plan de la célébration eucharistique dominicale et des services (sacrements de l’initiation chrétienne, activités caritatives, etc.). La communion de ces groupes fraternels au sein d’une paroisse permettrait à celle-ci de remplir son rôle, selon la définition même du Code de Droit canonique: «La paroisse est la communauté  précise de fidèles qui est constituée d’une manière stable dans l’Église particulière (diocèse).» Comme, de fait, très souvent le territoire ne joue plus de rôle dans la constitution de ces groupes, il sera important de redéfinir les conditions d’appartenance à la paroisse, en fidélité au canon 518 du Code qui demande d’établir des paroisses dites ‹personnelles› (non déterminées par le territoire) «pour tout motif où c’est utile». Cela devrait aussi s’harmoniser avec la Loi des Fabriques.

Il y a là un changement majeur: Il s’agit de passer de la paroisse-communauté-territoriale à la paroisse-relais-de-groupes-fraternels- de-base. Il semble que la déstructuration du tissu territorial –qui n’est plus communautaire– appelle un tel changement. Depuis plusieurs décennies déjà, le territoire comme la famille de sang ne jouent plus le rôle de rassemblement communautaire qu’ils ont joué pendant de nombreux siècles. Les innovations technologiques qui se multiplient vont encore accentuer ce phénomène. Dans la cité comme dans l’Église. Cette dislocation du tissu communautaire (qui s’est faite progressivement) est un des éléments qui a entraîné une déchristianisation massive, le déclin de la paroisse, la rareté des prêtres et la difficulté de ces derniers à se situer dans la pastorale… Tout cela appelle à trouver une nouvelle église domestique qui refera le tissu communautaire de l’Église: la paroisse devenant lieu de service et relais pour la communion entre ces églises domestiques.

UN ENGAGEMENT EXPLICITE DE L’EVEQUE

Si ce que nous avons décrit à quelque justesse, on peut –sans doute– avancer l’hypothèse qu’un tel changement ne pourra s’opérer sans un engagement fort des responsables diocésains. Pour que cela se réalise dans les prochaines années, il ne suffit plus de simples encouragements de l’Évêque. L’expérience des années passées nous dit l’importance de la communauté et les nouvelles formes qu’elle emprunte (groupes de prière, de partage, mouvements). Mais elle dit aussi que ces nouveaux groupes ne peuvent être la base de la vie chrétienne pour l’ensemble des fidèles.  À l’avenir, cette église ‘domestique’ doit être offerte à tous et à toutes. Pour cela, il faut une volonté pastorale explicite pour décider ‹l’invention› d’une nouvelle structure qui soit adaptée à la civilisation qui va se développer dans les années à venir.

Il y a sans doute çà et là des diocèses qui sont déjà engagés dans cette voie. Je citerai pour terminer ce que m’écrivait en octobre dernier Mgr Albert Rouet, l’évêque du diocèse de Poitiers en France:
«Nous avons constitué des «Communautés locales», c’est-à-dire qu’au lieu de partir des paroisses telles qu’elles étaient, nous sommes partis des personnes. Ces communautés locales reposent sur une équipe de base: Une personne est chargée de l’annonce de la foi, une personne chargée de la prière, une autre de l’exercice de la charité. Les gens élisent le trésorier et le délégué pastoral qui est en quelque sorte l’animateur de cette équipe. Déjà 175 communautés fonctionnent dans le diocèse et nous y trouvons une grande source d’espérance par la vitalité que ces laïcs sont capables de déployer.
Le point important est qu’il s’agit de soutenir l’espérance et la confiance des gens. Les chrétiens doivent passer de la place relativement passive qui leur était faite et qui consistait à «aider» Monsieur le curé, à une responsabilité active. C’est en exerçant leur responsabilité qu’ils en découvrent l’ampleur.
Ensuite, se pose le problème de leur formation. Nous avons mis en place dans le diocèse des instruments de formation pour leur permettre d’exercer leur charge. Il ne s’agit pas simplement de formation biblique ou théologique mais tout autant spirituelle qui leur donne le sens de l’Église, car c’est l’Église comme Corps du Christ qui est le point le plus difficile à faire comprendre.»

L’heure est à l’invention. Les formes des communautés qui naîtront seront variées selon les lieux et les sensibilités diverses. Mais cette création demande que tous nous nous mettions à l’écoute de l’Esprit pour qu’advienne une communauté chrétienne qui assurera la survie de l’Église comme Fraternité du Christ Jésus.

Georges Convert,  Montréal novembre 2000

Cet article est paru dans la revue L’Église canadienne, février 2001