23 Oct

Confession d’un cardinal, livre d’Olivier le Gendre (JC Lattès, 2007)

Extraits à partir de la page 350

Commençons par considérer Num ou Poo, ou chacun de ces enfants et de ces jeunes [enfants vietnamiens de la rue accueillis dans une maison pour eux]. J’ai essayé de vous partager ma conviction de chrétien à leur propos. Je suis là auprès d’eux pour leur rendre perceptible la tendresse que Dieu réserve à chacun de ses enfants. Et j’ai pris le risque d’affirmer que là était la première tâche des chrétiens et de l’Eglise, avant même de vouloir convertir

» Je pose comme principe premier que nous autres chrétiens devons d’abord manifester Dieu avant de songer à convertir ou à convaincre de la justesse de notre foi. En d’autres termes, j’affirme un principe clair : la mission de l’Eglise est d’abord de rendre sensible l’amour de Dieu avant de l’expliciter dans un enseignement. Je ne dis pas que cet enseignement ne doit pas exister, j’établis seulement des priorités.

— C’est ce que nous pourrions appeler le Principe de Num et de Poo.

— Volontiers. Num et Poo vivent dans une société qui n’a jamais été chrétienne. Ils ont connu et connaissent comme un condensé de la détresse humaine. Ils nous enseignent que nous sommes appelés auprès d’eux pour être le regard de tendresse d’un Dieu qu’ils ne connaissent pas.

» Tournons-nous maintenant du côté des sociétés occidentales. Ces sociétés anciennement chrétiennes sont éloignées de l’Église. Elles ont une très petite connaissance de leur héritage religieux et l’idée même de Dieu leur devient étrangère. Je ne cherche plus à établir les causes de cette désertification religieuse. Je me contente de constater que, malgré un souvenir chrétien, ces sociétés occidentales ne sont plus chrétiennes. Hormis une vague mémoire de leurs origines, leur situation religieuse à l’égard du christianisme n’est pas très éloignée de celle des pays qui n’ont jamais été chrétiens. Du coup, je ne prends pas un grand risque en jugeant qu’elles ont le même besoin que les sociétés qui n’ont jamais été chrétiennes : elles ont besoin que leur soient redonnées des preuves de la tendresse de Dieu, ce que nous avons nommé le Principe de Poo. En d’autres termes, je crois que nous autres chrétiens avons la mission de manifester aux membres de ces sociétés occidentales la tendresse de Dieu avant même de pouvoir les enseigner, ou les ré-enseigner, si vous me permettez ce barbarisme.

– Ce ré-enseignement est-il voisin de ce que Jean Paul II appelait la Nouvelle Evangélisation?

– Oui et non. Il exprimait autant un diagnostic sur une situation qu’une volonté de déclencher un dynamisme. Jean Paul II portait le même jugement que celui auquel nous sommes arrivés : la société occidentale n’est plus chrétienne. Il voulait l’évangéliser à nouveau, mais il donnait une très grande importance à une ré-évangélisation par l’enseignement, par le rappel des vérités chrétiennes. Alors que nous, nous avançons l’idée que cette Nouvelle Évangélisation passe d’abord par le Principe de Poo, c’est-à-dire qu’elle sera peu efficace si elle ne commence pas par la volonté des chrétiens de rendre sensible autour d’eux la tendresse de Dieu.

– Pardonnez-moi de vous interrompre. Je suis en train de me rendre compte que votre Principe de Poo constitue une bombe parce que vous dites que l’enseignement passe après le témoignage et l’action. Les Eglises, quelles qu’elles soient, ont toujours plus de facilité à enseigner et à décréter qu’à mobiliser leurs fidèles pour qu’ils rendent témoignage de cette tendresse de leur Dieu.

– Vous comprenez que je m’inquiète quand je constate une sorte de retour dans notre Eglise d’un sacré mal situé qui fait la part belle à l’ordre, au cléricalisme, à certains durcissements, aux dépens de cette action qui rend palpable la tendresse de Dieu dans le monde. Je m’inquiète lorsque je vois tant de bonnes volontés s’égarer dans une politique de restauration qui croit pouvoir rétablir une société chrétienne par ordonnance, par repli sur ses chapelles, en critiquant le monde moderne, par un enseignement qui a recours à des vocabulaires devenus incompréhensibles.
Je vais vous raconter une anecdote qui pourrait paraître insignifiante mais se révèle significative. Il s’agit d’une aventure dont fut victime le petit-fils d’une amie. Ce jeune homme devait venir suivre des études difficiles à Paris, loin du domicile familial, et ne savait où se loger jusqu’au moment où ses parents entendirent parler d’un foyer tenu par un mouvement charismatique. Outre le versement de frais de pension importants, l’hébergement des jeunes était soumis à l’acceptation de plusieurs exigences, et notamment la participation à des soirées de réflexion spirituelle et à plusieurs retraites dont une à cheval sur le 31 décembre. Le jeune homme, réellement éprouvé par les quatre premiers mois de rudes études, demanda l’autorisation de rester en famille et avec ses amis pour le réveillon du nouvel an. Il s’entendit répondre par la direction de son foyer que s’il ne participait pas à la retraite il serait automatiquement exclu, se retrouvant sans logement pour poursuivre ses études.

Vous avez parfaitement compris la signification de l’histoire. Elle est double. D’une part, un groupe d’Eglise s’appuie sur la vulnérabilité d’un jeune pour le contraindre à une de ses activités : tu fais cette retraite ou tu fais tes valises. En pleine année scolaire. D’autre part, ce groupe compte sur la coercition pour que des jeunes
participent à une activité religieuse. Bel exemple de confiance en sa capacité à attirer les gens de bonne volonté. Cette histoire est révélatrice de ces attitudes que je redoute de voir fleurir ici ou là dans l’Eglise sous l’influence de personnes qui portent leur zèle dans de mauvaises directions.

» Où est la tendresse de Dieu dans une telle contrainte, un tel chantage? Les enseignements, sûrement très justes, qui ont été donnés à cette retraite, ont-ils
corrigé cette manipulation de la conscience? Je crains que non.

***
C’est justement ce qui est merveilleux: nous avons découvert depuis longtemps, grâce à des hommes et des femmes exceptionnels, comme un Gandhi pour ne citer que lui, que les valeurs d’Evangile ne sont pas réservées aux chrétiens. Si l’Evangile dit ces valeurs, d’autres les disent aussi, preuve que nous sommes au niveau de l’universel. Simplement, moi, chrétien, j’exprime cet universel dans ma foi et je tente de mettre ces valeurs en pratique comme les manifestations de la tendresse de Dieu, à travers ma présence auprès de Poo par exemple.

– Cela ne vous ennuie pas que les chrétiens n’aient pas l’exclusivité des valeurs évangéliques?

– Que me racontez-vous là! Ce qui m’ennuie plutôt, c’est que des chrétiens réputés tels ne vivent pas ces valeurs évangéliques!

– Vous pourriez arguer d’une sorte d’exclusivité du salut.

– Que racontez-vous encore ! Ma foi m’enseigne que le salut a eu lieu par la mort et la résurrection du Christ. C’est un fait acquis pour moi, au nom de ma foi.
Ce qui ne l’est pas c’est la réalisation pratique de ce salut dans le monde d’aujourd’hui, son efficacité dans la vie de tous les jours. Nous voyons que le monde manque de salut. Je veux dire qu’il connaît le malheur, les inégalités, les crimes… Et là, nous revenons à ce que nous disions : tous ceux qui travaillent au salut du monde jour après jour, sont les porteurs des valeurs universelles que rendent visibles les Gandhi, les François d’Assise, les Mère Teresa.

***

Dans les pays occidentaux, la pratique et le nombre de prêtres et de religieux et religieuses vont diminuer d’ici vingt ans. Des congrégations religieuses entières vont disparaître. Dans cette même période, la crise qui a frappé les pays développés frappera les autres qui en sont encore indemnes. Il faudra qu’à ce moment nous acceptions cette réalité qu’un certain nombre de personnes nient encore.

Nous sommes un certain nombre à accepter de penser l’impensable (voir www.sarepta-org.net) : l’affaiblissement dramatique de nos structures ecclésiales. Et nous voulons nous y préparer, avertir, faire naître des germes de renouveau. Vous connaissez maintenant ma conviction : nous n’avons pas la possibilité de reconstruire les équilibres du passé. Rêver un retour au passé empêche un jugement sain sur notre situation actuelle et interdit les bonnes décisions.

***

» Il n’y a plus de chrétienté en Occident pour deux raisons. La première est que l’Eglise, malgré ses réalisations extraordinaires et sa bonne volonté, s’est décrédibilisée. La seconde est que le monde occidental, par son propre développement, a perdu bon nombre des raisons qui le poussaient, dans le passé, à croire. Vouloir reconstruire les équilibres de ce passé est impossible, naïf et même un peu maladif. Ceux qui s’y emploient gaspillent leurs énergies et augmentent la perte de crédibilité de l’Eglise et des chrétiens. En dehors de l’Occident, notre religion est encore vécue selon le modèle occidental de la belle époque. Ce modèle ne va pas tenir longtemps pour deux raisons. La première est le développement en cours de ces pays qui va produire les mêmes effets que ceux constatés en Occident précédemment. La seconde est que la mondialisation marchande véhicule une idéologie qui mine le sentiment religieux.

» Cette mondialisation marchande est créatrice de conflits exacerbés. Elle fabrique de l’injustice, de la misère. Elle provoque des déséquilibres, des traumatismes dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets.

Le monde ne possède pas les moyens de réguler cette mondialisation sauvage. Notre Eglise est la seule puissance spirituelle centralisée mondiale. Plutôt que de se tourner vers la restauration de son passé soi-disant glorieux, elle est appelée à jouer un rôle prépondérant pour tenter de proposer avec d’autres une alternative à la mondialisation marchande. Cette alternative consiste à humaniser une mondialisation qui déshumanise à tour de bras.

» L’Eglise, dans son ensemble, n’a pas encore pris conscience de son réel état ni de l’état du monde, ni du rôle qu’elle est appelée à jouer pour être fidèle à sa vocation. Elle gaspille beaucoup d’énergie dans des combats secondaires perdus d’avance.

» Nous sommes un certain nombre à vouloir lui faire prendre conscience que sa fidélité lui commande des changements d’attitudes et d’objectifs. Nous nous sommes engagés dans une oeuvre de longue haleine qui possède deux volets. Le premier est d’essayer d’accélérer cette prise de conscience de l’Eglise. Le second est de préparer le moment où la crise sera devenue telle qu’il sera impossible de nier la nécessité des changements.

Nous voulons être prêts à ce moment-là. Prêts à proposer les alternatives, prêts à en démontrer la validité grâce aux expériences que nous aurons instituées un peu partout dans le monde.

» Ces expériences, minuscules, sont d’une très grande diversité. Elles ont cependant toutes un cœur commun: incarner une nouvelle manière d’être chrétien dans un monde déshumanisé. Et pour cela, créer des espaces où s’exprime concrètement la tendresse de Dieu pour le monde et ceux qui y vivent.

» Voici ce qu’un certain nombre d’entre nous est en train de faire, chacun où il est, chacun selon ses moyens. Nous nous connaissons, nous nous reconnaissons. Nous
parlons, nous collaborons, nous essayons de convaincre. Nous agissons sous des formes multiples. Nous pesons autant que nous pouvons sur le déroulement des événements. Nous ne sommes pas très visibles, pas très repérables. Nous sommes plus du côté de la brise que de l’ouragan.

– Si l’Église vivait mieux les valeurs évangéliques, elle aurait moins de mal à trouver une sorte d’unité avec les autres chrétiens d’abord et avec les autres croyants
ensuite, et, enfin, pourquoi pas, avec l’ensemble des hommes et des femmes de bonne volonté.

– Les valeurs de l’Évangile, lorsqu’elles sont vécues, sont le seul ferment
d’unité entre les personnes qui soit à notre disposition, le seul déclencheur d’universalité dans le monde. Alors que, de l’autre côté, la caractéristique de la mondialisation est d’avoir créé un monde unique et éclaté.

– Un monde unique, qui succède à des mondes juxtaposés, c’est le sens même de la mondialisation, de la globalisation. Un monde unique où tout s’échange et circule à toute vitesse. Un monde éclaté dans le sens où il est le lieu de la concurrence effrénée, des conflits, des inégalités, des manipulations, des envahissements. Il n’y a pas pour l’instant de facteur d’unité à l’oeuvre dans ce monde : il est devenu une vaste jungle.

» Un monde mondialisé sans âme se révèle beaucoup plus dangereux pour l’humanité qu’une juxtaposition de mondes séparés. Je ne vois rien d’autre que ce que nous avons appelé le Principe de Poo pour donner une âme à ce monde, pour lui fournir ce facteur d’unité dont il manque. Le monde mondialisé sera de plus en plus infernal pour l’homme s’il ne s’établit pas autour de valeurs universelles.

– D’où votre préoccupation : les chrétiens et l’Eglise ne doivent pas se tromper sur la nature des enjeux qui sont les leurs.

– Exactement. Ils ne doivent pas se préoccuper d’eux-mêmes, de leur influence, de leur puissance, de leur nombre, mais plutôt de ce qu’ils apportent au monde.

– Vous avez deux manières de considérer la diminution du nombre de prêtres. La première consiste à se demander comment l’Eglise va fonctionner dorénavant en Occident puisque son mode d’organisation reposait sur une armature extrêmement solide constituée par des prêtres nombreux et disponibles à plein temps. Ce mode d’organisation n’est plus possible. La seconde manière de considérer cette diminution du nombre des prêtres, c’est de se dire que la baisse du nombre des pratiquants étant extrêmement rapide, le problème le plus grave n’est pas à terme le manque de prêtres, mais la baisse des pratiquants dans certaines parties du monde, baisse due, je le répète, au ralentissement démographique et à l’arrêt de la transmission de la foi.

En revanche, je sais ce qui vous fait réagir. Vous vous faites l’écho d’un réflexe solidement ancré qui consiste à penser que, s’il n’y a plus de prêtres, il n’y aura plus d’Eglise. Réflexe solidement ancré parce que c’est ainsi que nous avons fonctionné depuis des siècles: là où était le prêtre, là était l’Eglise. Et celui-là faisait fonctionner celle-ci. D’une part l’Eglise n’a pas toujours fonctionné comme cela, et d’autre part nous pouvons parfaitement et légitimement inventer d’autres manières de nous comporter.

– Sait-on pourquoi cette transmission de la foi ne se passe plus comme avant au sein des familles chrétiennes?

– On le sait, du moins on croit avoir assez bien cerné le phénomène. Cela ne nous avance d’ailleurs pas tellement car notre diagnostic ne nous a pas encore permis de trouver le remède.

L’Eglise, ce n’est pas le Vatican, les conférences épiscopales, les nonces. C’est un ensemble incroyablement riche et divers d’initiatives et de convictions. Ce sont des gens qui vivent une pratique un peu banale même si elle peut être profonde, mais ce sont aussi des gens qui inventent sans arrêt des manières d’être chrétiens dans ce monde. Mus par leur conviction intérieure, ils veulent, là où ils sont, donner à leur foi qui est vive une expression concrète. L’Eglise, c’est avant tout un fourmillement d’initiatives et de réalisations, connues ou inconnues.

Ce sont ces parents amis qui décident d’organiser une réflexion sur la façon de transmettre leur foi à leurs enfants. C’est ce prêtre qui ouvre une maison pour
les enfants atteints du VIH en Asie. Ce sont des chrétiens au Bénin qui décident de fonder une coopérative pour financer les frais de scolarisation des enfants des rues de leur village. C’est Sant’ Egidio à Rome qui mène une médiation entre le gouvernement et les rebelles du Mozambique. C’est cette soeur que je connais qui aide un groupe d’Indiens pauvres à créer une boulangerie coopérative.

***

Elie qui rêvait de pourfendre les ennemis de Yahvé. Elie, plein de zèle jaloux. Dieu le fit sortir de sa grotte où il s’abritait pour la nuit. L’ouragan se déchaîna. Les montagnes et les rochers se brisèrent. Survint un tremblement de terre. Aucune trace de Dieu dans ces manifestations de puissance terrifiantes. Pas plus que dans le feu qui s’ensuivit. Survint une brise légère. Là se trouvait Dieu. Elie n’en revint pas.

Dieu n’est pas toujours où nous pensons. Chacun de nous a besoin de purifier son regard pour le distinguer. Notre Eglise, c’est-à-dire nous tous collectivement à travers les siècles, a parfois laissé croire qu’Il était dans l’ouragan, mais Il n’y était pas. Il n’est ni dans la fureur des ambitions, ni dans l’ouragan des condamnations, ni dans le feu des conquêtes, ni dans la tempête levée par les chevaux des croisés ou des conquistadors.

– Il était près de Poo quand vous étiez à son chevet, et cela ne faisait pas beaucoup de bruit, et cela n’était pas connu de beaucoup de personnes. Juste une brise légère, dans un coin malheureux d’Asie. La tendresse de Dieu comme une brise sur un corps qui n’en pouvait plus.