21 Sep

La Prière d’Etty Hillesum

Cette prière est écrite en pleine tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Elle est de la plume d’Etty Hillesum, une jeune intellectuelle juive non pratiquante d’Amsterdam. Cette femme, au départ insouciante, s’était engagée dans un grand travail sur elle-même, aidée par un thérapeute qui devint pour elle un « ami de coeur ». En approfondissant ainsi sa vie intérieure, Etty avait développé un amour extraordinaire de la vie, ainsi qu’une foi inébranlable en la présence constante de Dieu. Refusant de fuir la tourmente qui s’abattait sur son peuple, par solidarité avec ce dernier, elle fut internée dans un camp avant d’être déportée avec toute sa famille à Auschwitz, en septembre 1943. Elle y mourut deux mois plus tard. Une bonne année avant ce dénouement, le 12 juillet 1942, elle écrivit la Prière du dimanche matin qui suit :

«Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens — le croirait-on? — qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent: « Moi, je ne tomberai jamais sous leurs griffes!» Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir.Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.»

Etty n’a pas «préféré l’obscurité à la lumière» (Jn 3, 19). Elle lui a au contraire ouvert sa porte (voir Ap 3, 20). Elle a fait entrer Dieu dans sa vie et elle s’en est considérée responsable en ce monde et pour ce monde. Dieu a besoin de nous pour exercer sa providence. Bien plus, souligne le théologien Adolphe Gesché, on peut quasiment dire que Dieu «ne pourra être tout à fait tout-puissant, bon, juste, sauveur vis-à-vis de tel homme, que si, à tel moment et dans telle circonstance, je suis bon et juste pour cet homme, exerce en quelque sorte à son égard la puissance de salut dont Dieu m’a fait le commandement. Comme le disaient les Pères de l’Église, nous sommes les mains et les bras de Dieu.»

Etty HILLESUM, Une vie bouleversée. Journal 1941-1 943, traduit du néerlandais par Philippe Noble, suivi des Lettres de Westerbork, traduites
du néerlandais et annotées par Philippe Noble, Paris, Seuil, 1995, p. 175-176.